De la matérialisation du temps et de l’espace chez Marc-Antoine Garnier
De nombreuses questions sur la nature de l’image photographique sont soulevées par la démarche de Marc-Antoine Garnier, qui semble étendre le champ de la représentation habituellement associé à ce médium en matérialisant le temps et l’espace.
Cette démarche soulève des problématiques associées à la perception du réel et à sa représentation.
Elle interroge l’illusion, la mimesis, l’écart et l’on se demandera si la troisième dimension quasiment présente dans toutes ses œuvres n’est-elle pas aussi un ambitieux mais simple désir de contrecarrer une forme de disparition ?
S’inscrivant dans la trace de l’invention de la photographie au XIX siècle, Marc-Antoine Garnier semble renouveler la capacité à questionner la mimesis au cœur des questionnements philosophiques sur l’art depuis la Grèce antique.
Dans les mythes classiques associés à la question de la mimesis, il y a l’histoire de ce défi célèbre, entre deux peintres, Zeuxis et Parrhasios, raconté dans l’histoire naturelle de Pline l’ancien, vers 77 après J.-C et au regard de ce récit, on peut se demander si l'ambition de Marc-Antoine Garnier serait de créer des illusions ou de nous montrer que la photographie peut rendre le réel plus réel que la fonction originelle purement imitatrice celle-ci ?
On se rappelle que Zeuxis, grand peintre défié par son condisciple Parrhasios proposa lors de cet affrontement, une peinture de grappes de fruits si réaliste, si proche du réel que même les oiseaux se posèrent sur la toile pour manger les fruits. Sur de sa victoire, Zeuxis voulut soulever le tissu qui pour lui recouvrait la toile de Parrhasios quand il se rendit compte, qu’en fait, la toile n’était qu’une illusion picturale qui venait de le berner…
Loin de la virtuosité du trompe-l’œil, le mythe n’est-il pas fait pour amener à faire se questionner le regardeur sur ce qu’il voit, à se méfier des apparences, à se rapprocher de l’œuvre ?
Prenant pour thème général d’inspiration la nature et représentant des sujets considérés comme des « classiques » de la peinture de paysage, les cieux, la mer, l’horizon, les fleurs, le minéral, Marc-Antoine Garnier questionne la perception de l’image par des modalités de représentation photographique (assisté), il nous invite à nous déplacer face à l’image photographique qui abandonne sa planéité, ses deux dimensions, pour être augmentée d’une troisième dimension d’une autre forme que celle de l’image représentée. Les cieux se font colonnes, deviennent ondulés, posés au sol ou prennent une forme de trapèze, les feuilles d’agapanthe sont réellement entrelacées.
Mais que cherche Marc-Antoine Garnier quand il utilise une troisième dimension tout en s’éloignant de par la forme d’origine qu’il est amené à obtenir de la nature de son sujet ?
On peut y voir un travail de décalage, de déplacement, le ciel nuageux est marouflé sur des bandes verticales s’ondulant, non pas sur une forme arrondie, cotonneuse, les cieux en colonnes viennent contrecarrer la forme du support habituellement utilisée dans les nefs ou les cœurs d’église.
Et si l’on cherche à rapprocher les formes qu’il utilise du domaine du connu, celles-ci, que l’on peut dire incongrues, ne sont pas sans nous rappeler les déformations présentes dans les visites urbaines numériques que l’on a tous expérimentées avec Google Maps où sortit du point de vue de l’angle de prise de vue de la caméra des voitures photographiques de la firme on se trouve face à des apories photographiques générées par l’absence d’information. Des formes trapézoïdales, qui ont introduit d’ailleurs de manière récurrente la forme du losange, vectorisation de l’espace assez peu usité et perturbante dans les formes artistiques classiques.
Mais plus encore chez de Marc-Antoine Garnier, il semble être question de ralentissement, de retenue. Retenir l’œil du spectateur, retenir la vitesse du regard sur l’image. Retenir la disparition en amenant l’œil, le corps à se rapprocher et à ce titre on pourrait rapprocher cet appel de proximité au regard haptique de Gilles Deleuze, écrivant sur la peinture de Francis Bacon. De sa capacité à attirer l’œil et à donner envie, nécessité de toucher, avec l’œil. Mais aussi à Christopher Nolan notamment quand celui-ci dans Tenet ou Insterstellar veut suggérer pour le spectateur une manipulation du déroulement inhabituel du temps, en le représentant par une déformation visuelle de l’espace.
Et nous pouvons faire appel à un autre mythe antique dont on dit qu’il serait à l’origine de l’invention de la sculpture. Car de « sculpture (du temps ?) » chez Marc-Antoine Garnier, il en est question.
Le mythe du potier Dibutade qui pour adoucir la tristesse de sa fille voyant son amoureux partir au loin dessina sur une paroi le profil du jeune homme, avant de sculpter en argile cette ombre portée, de la cuire et ainsi de permettre à sa fille d’avoir une image sculptée de celui qui avait disparu.
Métaphore, ici aussi, de la fonction de la création artistique, depuis les temps les plus anciens, pour contrer la disparition du corps, le passage inéluctable du temps, pour en fixer la mémoire.
Étendre l’image sur une forme en trois dimensions, lui donner corps, est-ce que Marc-Antoine Garnier rechercherait cela en permettant au regardeur de tourner autour de celle-ci, de parcourir un hors champ impossible dans les deux dimensions de l’image et quelque part d’affranchir la distance à l’œuvre entre l’œil et la photographie ?
Gratter une photographie de fleurs blanches accentuerait-elle la perception de sa matérialité, de sa corporalité, fixer dans la matière, le temps alors que depuis longtemps les fleurs ont fané ? Perforer une image, la transformer en ronds, fidèlement disposés serait-elle une tentative de ralentir le temps de regard sur l’image, de séparer les éléments la constituant pour mieux nous faire réfléchir sur celle-ci, sur cette image mouvante dont Marc-Antoine Garnier parle. Redonner donc du corps à l’image, énoncer une tentative de faire poids, de contrecarrer l’image fantôme de la photographie, dont parlait Hervé Guibert dans un essai en 1981. Il y a dans cette volonté de matérialiser le temps, un parallèle à faire avec l’œuvre de d’On Kawara qui peignait un tableau avec la date du jour où il l’avait peint, qui notait ses déplacements sur des cartes, qui structurait sa vie de protocoles afin de lutter contre son angoisse existentielle.
MAG invente des dispositifs visuels qui aurait pu plaire à Charles Baudelaire, qui s’insurgeait au milieu du XIX siècle sur la plate représentation technique de la photographie à ses débuts considérant qu’une œuvre se doit de posséder une aura que seul peut lui être donnée par la matérialité picturale, par la subjectivité donnée par le peintre dans la représentation.
Peut-on de la même manière énoncer l’idée que ses œuvres vont à contrario du mouvement général de dématérialisation numérique et de nous proposer par leur matérialité étendue une expérience nouvelle du temps et de l’espace, une profondeur, une gravité telle des vanités du XXI siècle, miroirs de notre grandissante incapacité à nous fixer sur un sujet.
Thibault Le Forestier – Avril 2025