Entretien entre Fabrice Houdry et Thibault Le Forestier - Hiver 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

E/ ENTRETIEN

                                    FABRICE HOUDRY – THIBAULT LE FORESTIER

                                                                     Hiver 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éveil

La rencontre avec l’expression artistique est souvent considérée comme structurante, primordiale du parcours à venir. Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans ton enfance ?

J‘ai eu la chance d’évoluer dans une famille ayant un regard très ouvert et attentif aux arts d’une façon générale. Mon père était architecte et pratique encore aujourd’hui la peinture. Ma mère destinée à enseigner aux Beaux Arts de Paris, s’est consacrée à l’enseignement pour les classes primaires mais a toujours créé des ponts entre son enseignement et les Arts plastiques. Mes frères et sœur pratiquent également les arts visuels et la musique. Nous parlions régulièrement de ces domaines à la maison et nous avions accès à une riche bibliothèque, et à des œuvres sur les murs.

Etais-tu prédisposé socialement à devenir artiste auteur ?

Je le pense. C’est une chance de pouvoir passer du temps à dessiner en sentant que cette activité est valorisée par ses proches. J’aimais regarder mes parents passer des heures sur leurs tables de dessin. J’espérais pouvoir en faire autant.

Est-ce que dans ta scolarité, il y a eu des éléments déclencheurs de ta volonté d’entamer une formation artistique ?

Je n’ai pas suivi une formation artistique. Également très impliqué dans des pratiques sportives, j’ai orienté mes études vers ces pratiques.

Tu es diplômé de quelle école ?

Après mon bac, j’ai passé un Brevet d’État d’Éducateur Sportif et j’ai très vite travaillé dans ce domaine. J’ai alterné saison d’hiver en montagne et nautisme en été.

Est-ce que cela a été difficile de réussir le concours d’entrée, dans quel atelier as-tu travaillé ?

Je n’ai donc pas suivi de cursus d’Art. Mais assez vite, mes activités saisonnières de moniteur de sport se sont éclipsées derrière l’intérêt que je portais au design destiné à ces sports « Outdoor ». J’ai eu la chance de pouvoir réaliser quelques designs visuels pour différentes marques. Je n’avais pas arrêté de dessiner. J’ai pris conscience que j’aimais associer mes pratiques sportives à la création visuelle.

Est-ce que des professeur.e.s, ont eu une influence prépondérante sur ton travail ?

Je n’ai pas eu de professeur d’Art. L’influence la plus prépondérante a été la scène très alternative des sports de glisse des années 80 et 90. L’univers visuel du skate, du surf, du funboard, du snowboard et du ski était des plus créatifs. Ceux qui ont pratiqué le savent. J’ai très vite eu la chance de repérer l’inventivité graphique du mouvement « Beautiful losers ».

Tu as choisi le champ du design graphique pour t’exprimer, y-a-t-il eu une période où tu as utilisé d’autres médiums dans ton travail ?

Installé à Rouen, j’ai complété mes expériences graphiques passées en suivant une formation en design graphique et validé un diplôme de « Technicien en informatique éditoriale » puis un BTS en « Communication visuelle ». J’y ai surtout appris l’utilisation de nouveaux outils informatiques. Lors de ces formations, j’ai entamé l’organisation d’évènements dédiés aux arts graphiques et notamment à la bande dessinée dite «alternative». J’y ai rencontré mes amis actuels et mes meilleurs formateurs ! L’esprit DIY (Do it yourself) pratiqué par ce milieu très créatif et foisonnant m’a lancé dans l’utilisation de la sérigraphie.

Mouvements/ styles/ influx

Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements soit moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques auxquels tu te réfères plus particulièrement? Des artistes, graphistes ont-ils été particulièrement influençants dans le début de ton travail?

Petit, grâce à la présence d’une lithographie à la maison, j’ai aimé les oiseaux de Georges Braque ! J’aime toujours autant ce travail.

As-tu eu des « maîtres » en design graphique, au niveau historique ?

Je crois que le design le plus révélateur pour moi fut celui de David Carson qui cassait tous les codes de la typographie. On disait de lui qu’il faisait une «typographie Grunge». Ses travaux pour les fanzines et magazines de skate et surf ont forcément attiré toute mon attention. Naturellement, par filiation, j’ai porté un regard très attentif aux travaux d’Edward Fella. J’ai également été très influencé par les travaux des collectifs français Bazooka, Grapus ainsi que le travail éditorial remarquable de Françoise Mouly et ses éditions RAW... et après, il y a eu la découverte de Paul Rand.

Y-a-t-il actuellement des graphistes que tu regardes plus particulièrement ? Et qui contribuent à faire évoluer ton travail?

Je suis extrêmement curieux. Mon regard se porte de tous les cotés et dans tous les domaines. Actuellement, pour le graphisme, j’aime beaucoup l’approche du studio Baldinger/vu-huu ou celle très décomplexée de Braulio Amado. Je crois que ces créateurs, bien différents, ont toujours une forte sensibilité au dessin.

Tu pratiques un graphisme qui a pour particularité d’être ce que je désignerais par l’anglicisme « soft ». Quelque part une manière élégante d’esthétiser le réel, voir de l’idéaliser, quelle image du monde veux-tu donner à tes concitoyens ?

Je crois aimer approcher les choses avec une douceur brute ou une brutalité douce. J’ai envie de simplicité et d’apaisement.

 

Métier(s)

Quelle définition donnerais-tu du graphiste en 2023 ?

La même que dans les années précédentes. Les outils changent mais la fonction reste la même. Le graphiste est un actif qui travaille à nous proposer des solutions visuelles aux problématiques actuelles et à son échelle, essaie d’améliorer le monde.

Je me souviens que tu m’avais dis que tu voulais être graphiste pour le boucher du coin de ta rue, pour le salon de coiffure, est-ce une attitude habituelle dans le monde des graphistes ?

J’ai mis en pratique cette envie. J’ai travaillé avec quelques commerçants de quartier pour concevoir leurs identités. Je tiens cette vision de la pratique du design de Bruno Munari qui espère de l’artiste qu’il descende de son piédestal et travaille avec son environnement le plus proche. J’ai également entendu ces idées dans les mots du graphiste Vincent Perrotet dont j’aime beaucoup la position et le travail.

Et d’ailleurs as tu travaillé dans une agence de communication dans ton parcours ?

J’ai fait deux jours dans une agence. C’était un contrat CDI.

Une partie importante de ton activité professionnelle est liée à un collectif d’artistes, HSH, est-ce que tu dissocies tes projets avec ce groupe du travail des réalisations plus « traditionnelles » de graphiste free lance ?

Avec le collectif HSH, nous privilégions l’expérience du partage de création, entre nous mais aussi, bien souvent, avec le public. Nous menons plusieurs formes d’ateliers de dessin, d’impression et d’édition. Je ne dissocie pas mes créations personnelles, de celles du collectif. L’intérêt est que chaque membre invite les autres à partager sa pratique. Mes expérimentations, seules, apportent au collectif et le collectif, apporte à mes expérimentations.

Une autre particularité de ton travail et qu’il est ancré dans le local, un territoire de proximité. Est-ce pour toi une position politique de faire le choix de travailler pour des « clients » moins liés au monde de l’entreprise ?

Je ne suis pas certain de partager cette constatation. Je travaille localement, bien sûr. Je m’implique localement. Je suis une maille du tissu créatif régional mais je m’implique également dans des projets sur d’autres territoires en Europe. Je ne m’attarde pas souvent sur la visibilité de mes travaux. Je n’ai pas de site internet. Ce que l’on trouve de moi sur les réseaux internet n’est souvent pas mis par mes soins.

Est-ce que tu considères tes réalisations dans le domaine du graphisme, comme étant des œuvres, dans le sens de l’art contemporain ?

Je ne me pose plus cette question car elle me freinait. J’essaie uniquement d’incarner mon travail.

Tes travaux me semblent être réalisés dans une grande proximité avec ta vie, tes passions et amène la question récurrente, doit-on séparer l’œuvre de la vie de l’artiste ou ne peut-on comprendre l’œuvre de l’artiste qu’en connaissant sa vie ?

Je travaille avec des convictions sociales et politiques. Je ne dissocie pas mes réalisations de mes réalités. D’une façon ou d’une autre, je travaille à ce que mes images fassent appel à l’intelligence du spectateur en espérant pouvoir générer un échange. Je m’efforce à produire des images que j’assume, et à ce qu’elles fassent sens où tout du moins, qu’elles donnent envie de réagir et creuser le sujet qu’elles abordent. Cela devrait pouvoir se faire sans me connaitre.

 

 

 

Champs artistiques/ Références

Excepté le graphisme, y-a-t-il d’autres disciplines créatives dont on peut dire qu’elles ont une importance pour nourrir le champ de ta créativité́?

D’une façon générale, tout ce qui porte à penser l’occupation de l’espace, immobile ou en mouvement m’intéresse, quel que soit le médium.

En architecture, en design ?

L’étude de la forme nourrit mon travail. Formes et espaces... équilibres aussi.

D’autres disciplines des sciences humaines, la sociologie, la géographie, l’histoire, autre ? Ou le documentaire, le cinéma ? Les séries ?

Je lis la presse hebdomadaire (papier) et j'y pioche des sujets de sciences humaines, socio, géo etc... que je creuse ensuite avec des lectures plus conséquentes. Je ne suis pas du tout consommateur d’écrans. J’y passe déjà suffisamment de temps pour le design graphique et pour les échanges mails.

Littérature/ essais

As-tu des romans, des essais qui t’ont marqué et qui nourrissent encore ton travail ?

J’ai assez peu lu jusqu’à mes 20-25 ans. J’étais plus volontiers dehors que derrière un livre. Je ne me donnais pas ce temps là. C’est en travaillant comme gardien au Musée des Beaux Arts de Rouen que j’ai pu prendre ce temps. La lecture ne m’a plus quitté. Je sélectionne beaucoup mes livres. Ils sont tous très marquants. Aussi, je cite ici celui qui m’a fait entrer dans la lecture : "La révolte des pendus" de B. Traven.

Musique

J’aime la musique, mais je ne m’en sers pas dans mon travail.

As tu des groupes, des compositeurs de prédilection ?

Je suis très sensible à ce que l’on nomme Anti-folk. J’écoute volontiers la musique de Daniel Johnston en me délectant de ses images. J’aime beaucoup Will Oldham (Bonnie ‘Prince’ Billy) Je crois qu’il occupe une place majeure dans ma discothèque.

 

 

 

 

Cuisine

Comment se construisent tes réalisations ?

Je commence par des recherches sur papier libre. J’étudie, grâce à une bibliothèque bien garnie, les travaux d’autres artistes. Mes réponses graphiques se résolvent bien souvent lorsque je fais une activité physique; Quand je cours, je nage ou que je fais des kilomètres de vélo,

Est-ce que les carnets de travail ont une place prépondérante à la gestation de ton œuvre?

Pas tant. J’en remplis, mais je recherche plus volontiers avec ce que j’ai sous la main. J’ai besoin également d’espace pour étaler et organiser le travail passé et à venir. Je replonge souvent dans mes productions. Parfois je redéveloppe un petit fragment d’une intention passée.

Comment se fait le choix du médium pour la réalisation, est-ce que c’est en fonction du projet ?

Il y a des choses avec lesquelles j’aime personnellement travailler. Je leur suis fidèle. La sérigraphie par exemple. L’activité avec le collectif HSH me permet de tester d’autres médiums. Je reviens souvent après vers mes basiques, fort de ces nouvelles expériences.

 

 

 

Construction

Comment se construisent tes projets ? Y-a-t-il un protocole  bien défini, ou le projet émerge-t-il au fur et à mesure de la conception ?

J’ai souvent pensé que c’était la technique qui guidait mes idées. C’est vrai si je prépare de la sérigraphie avec une séparation des couleurs ou si je fais du dessin vectoriel. Ces contraintes visuelles me donnent l’esthétique de l’image. Pourtant, je remarque qu’avec le temps, quelque soit la technique, une ligne visuelle persiste. Ma proposition s’unifie. Finalement, je rejoins plutôt l’idée que ce que je fais m’apprends ce que je cherche. Les choses se mettent en place au fur et à mesure. Je fais partie de ceux qui ont besoin de temps.

Tu fais preuve d’une grande diversité de supports éditoriaux, est-ce que tu adaptes en fonction de la commande ou as-tu une envie spécifique de type d’édition que tu imposes au commanditaire ?

J’ai la chance d’avoir principalement travaillé sur des projets où je pouvais autant envisager le sens que la forme. Je pense d’ailleurs que c’est une notion principale en Design Graphique. Je n’ai par exemple jamais eu à créer d’albums jeunesse coincés dans une collection, avec des formats définis. En illustration, l’espace est souvent défini, c’est donc par la technique utilisée que jai échappé à ce carcan. Donc parfois je m’adapte, parfois je propose mes solutions.

A ce titre, quel place à la Micro-édition dans ton travail individuel ou collectif ?

C’est une de mes fondations. Que ce soit à l’époque, avec des fanzines réalisés sur le skate, le surf ou le vélo, et maintenant avec des objets graphiques éditoriaux en passant par des micro- publications jeunesse, ou de bandes dessinées, la microédition est toujours inscrite dans ma pratique. Encore plus avec le collectif HSH dont un des buts est l’édition. Nous organisons d’ailleurs depuis plusieurs années un festival à Rouen qui lui est dédié́ : MICROPHASME.

Penses-tu que la création graphique ait la place qu’elle mérite en France ?

La création graphique française est passionnante, énergique, et variée. Beaucoup de salons ou festivals lui sont consacrés. Des librairies lui sont destinées dans tout l’hexagone et la création graphique française est bien visible sur la scène européenne. Mais cette existence est assez éloignée des infrastructures institutionnelles. Seules quelques expériences publiques se consacrent à ce domaine comme le ‘Signe’ à Chaumont, le ‘Centre de Création Industrielle’ du Centre Pompidou et la BNF à Paris. Il existe quelques autres initiatives temporaires mais rares et fragiles. Cf: Une Saison Graphique au Havre.

 

Présentation/ monstration

Tu es très attentif à la présentation de tes réalisations graphiques dans le cadre des expositions. Pourquoi privilégier les œuvres sans cadres, fixées sur les cimaises, au sol, au plafond plutôt que les dessins, impressions encadrées ?

J’aborde toujours avec difficulté l’idée d’exposer. D’une part, le graphisme que je pratique est à destination, souvent, de supports éditoriaux et moins pensé pour les murs d’un espace d’exposition. D’autre part, j’aime l’idée de montrer ce travail sans la sacralisation de la peinture. J’aime montrer certains de mes travaux, quand cela est possible, dans la même situation que leur réalisation. Plutôt à l’horizontal qu’à la vertical. Encore une fois il est question d’utilisation appropriée de l’espace. Pour moi, exposer, c’est aussi figer un processus de création. Le rendre tout à coup immobile; moi qui préfère être en mouvement.

 

Est-il différent pour toi d’exposer seul plutôt que d’exposer avec le collectif ?

Nous exposons, ou plutôt, nous installons régulièrement avec le collectif HSH. Ici non plus, je ne suis pas des plus à l’aise avec cet exercice. Pourtant, comme je l’ai expliqué précédemment, le collectif est l’occasion de se prêter à l’expérience des autres. Il y a dans HSH des artistes très à l’aise avec l’intervention plastique in- situ, presque en performance, grâce à eux, je m’y frotte.

Est-ce que la présentation peut être considérée comme une œuvre en tant que telle ?

C’est souvent le propos de celles exécutées avec HSH. L’environnement d’installation fait sens avec l’œuvre réalisée. Dans mon cas, comme un designer, je vais veiller à ce que la mise en place favorise la lecture du travail et respecte ses intentions.

As-tu des références artistiques dans ce domaine de la monstration de l’œuvre ?

Dans le domaine des arts graphiques, j’ai été impressionné par la justesse des installations TM-City de Richard Niessen à la chapelle de Chaumont durant le festival international de l’affiche. Les installations de Fanette Mellier en collaboration avec le scénographe Grégoire Romanet sont très réussies. Paul Cox sait toujours renouveler ses propositions en y mettant toujours beaucoup d’interactivité. Dernièrement l’exposition collective, Pirouettes, réunissant les travaux de Jean Baptiste Meyniel, Marion Pinaffo, Raphaël Pluvinage et Jean-Simon Roch montrait bien que le design devait montrer les processus plus que les résultats.

 

Engagement citoyen

Une des particularités de ton travail est l’intervention dans l’espace public, notamment avec le collectif HSH.

Est-ce que ce type d’intervention correspond à une démarche politique de ta part, à savoir apporter des formes artistiques au plus grand nombre ?

Bien sûr. Même si exposer ne me paraît pas naturel, partager l’est totalement. Réaliser des fresques dans un quartier, est un vrai vecteur d’échanges. Avec le collectif nous menons beaucoup d’ateliers vers tous types de public. Je suis actuellement professeur de dessin à la Maison des arts Solange Baudoux d’Evreux. J’y enseigne depuis quatre ans pour les PRÉPAs aux grandes écoles d’Art. J’ai, précédemment, enseigné les Arts appliqués durant 8 années à L’institut National de la boulangerie, pâtisserie et chocolaterie. J’y ai également rencontré tous types de publics. De l’adulte en reconversion aux jeunes adultes s’orientant vers ces carrières du design alimentaire. Nous avons pu ensemble échanger sur l’histoire et les enjeux de la création. L’aventure de l’édition et du fanzine m’ont fait également sortir de mon atelier et aller à la rencontre d’une grande variété de publics. Je ne pourrais me contenter de mon travail sans partage.

Crois-tu au postulat que l’accès aux formes culturelles et un des meilleurs moyens pour éviter le repli sur soi et la radicalisation d’une société ?

L’accès à la culture est une vraie chance. Cette chance doit être à la disposition de tous. Elle mène à l’autonomie, à la compréhension du monde et au plaisir des différences.

 

Outil numérique

Comment intervient l’utilisation de logiciel comme illustrator, y a-t-il systématiquement un dessin avant le travail informatique, ou est-ce qu’il t’arrive de dessiner directement avec le logiciel ?

Les deux ! Enfin, même si parfois je me lance directement sur un logiciel, il y a toujours, ne serait-ce qu’un petit croquis dans le coin d’un carnet, même pour une mise en page ou un travail Typo.

Tu utilises beaucoup la simplification formelle permise par la vectorisation, est-ce que, en retour, ce travail numérique t’a amené à simplifier tes dessins au crayon, au pinceau ?

La vectorisation m’a permis surtout de gagner un peu de temps (pour les aplats de couleur). Mon dessin à la main avait déjà tendance à se simplifier. Comme pour certains travaux de G. Braque, j’étais également fasciné par les découpages de Matisse. Je n’oublie pas également que je n’ai eu mon premier ordi avec ce logiciel (Illustrator) qu’en 2001. Ça faisait déjà plus de 10 ans que je réalisais des commandes d’illustration ou de graphisme.

Le graphiste français Savignac avait comme maxime, moins on montre, plus ont dit, t’inscris tu dans la même veine avec ton travail très épuré ?

Je ne peux évidemment pas le contredire ! C’est Raymond Savignac tout de même !

Je n’ai pas vraiment fait école avec ce grand graphiste. Je l’ai plutôt découvert sur le tard. Je suis plutôt Tomi Ungerer.

 

 

Culture/ voyages

Est-ce que des voyages ont nourri l’évolution de ta pratique?

 

Chaque voyage, du plus lointain au plus proche, du plus court au plus long, amène son lot d’expériences et d’évolutions. J’ai choisi à un moment de voyager de façon plutôt solitaire avec des immersions totales en pleine nature. Ils ont été parmi les plus bénéfiques. À mon avis.

Inversement est-ce que ton inscription géographique actuelle, dans un espace urbain particulier a été déterminante pour ton travail artistique ?

Je ne pense pas que résider à Rouen ait été déterminant dans ma pratique artistique, mis à part l’accès plus facile aux propositions culturelles parisiennes. Rouen n’est pas une ville proposant une offre satisfaisante dans le domaine des arts graphiques et visuels. La musique et le théâtre y font de bonnes propositions. J’ai, au fil des ans, pu me constituer une bibliothèque personnelle me permettant d’effectuer des visites d’œuvres à tous moments. C’est elle qui a été déterminante dans ma pratique.

Je sais que tu es un grand cycliste, que tu privilégies toujours les modes de déplacement doux à ceux utilisant une source d’énergie fossile, comment ce rapport au paysage, à la nature a-t-il une influence sur tes créations ?

Je ne suis pas un grand cycliste, mais un cycliste du quotidien. J’ai fait le choix de me passer de véhicule motorisé. Ce choix, d’ailleurs, n’a été possible que parce que je réside dans un espace urbain. J’utilise également mon vélo pour les voyages. À l’image de mon travail, ce mode de transport m’impose de réfléchir au sens de mes choix, d’organiser mon temps et de le prendre, d’épurer ce que j’emmène. Il me permet également de partager. Il existe une très agréable communauté autour du vélo, curieuse et avide de nouvelles expériences, qui a la bonne idée de ralentir au milieu du notre monde.

 

 

Strates ou « pas »

Si tu envisages ta carrière, considères-tu que tes œuvres comme se superposant les unes au-dessus des autres, l’ensemble constituant un mur ( dans un sens positif, constructif) ou les vois-tu plutôt comme des « pas » qui construisent ton chemin de vie ?

Pour le moment, je considère mon travail plutôt comme un cheminement, avec des grands et des petits chemins, des allers-retours, des impasses, et des grands espaces. Mais je ne connais pas sa destination.

Vois-tu une évolution dans tes réalisations, au niveau des compositions, des représentations formelles ?

Avec ce cheminement, je m’aperçois que j’allège au fur et à mesure mes propositions. Je tends de plus en plus vers la simplification. J’essaie chaque fois de trouver une solution graphique évidente, qui a la force et l’efficacité des choses simples. Je constate également que les représentations figuratives se perdent petit à petit. J’ai également tendance à augmenter mes formats.

Choisis-tu de travailler plutôt pour des « clients » éco-responsables ?

Je ne fais pas d’enquête. Mais il m’est arrivé de ne pas collaborer avec certaines compagnies.

Sais-tu sur quoi tu vas travailler dans les dix ans à venir ?

J’aimerais prendre le temps d’écrire et illustrer de nouveaux livres à destination de la jeunesse. Petit à petit j’envisage d’autres supports que le papier. J’ai notamment entamé un travail en volume avec le bois.

Souvent les artistes visuels disent que leurs réalisations les aident et sont indispensables dans la construction et la connaissance de leur identité et qu’elles sont indispensables à l’évolution de leur vie, es-tu dans le même cas ?

Je ne pense pas les choses dans ce sens. Ce ne sont pas mes réalisations ni le résultats de mes travaux qui me dévoilent des choses mais plutôt la manière dont je les exécute. Je ne peux pas entamer un projet sans avoir mis en place certains rituels comme démarrer en consultant quelques livres, boire du café. Puis J’organise ma séance de travail sans avoir de but défini. J’étale du papier et je dessine sans savoir ce que je veux faire ou ce que je cherche. Un grand calme se met alors en place, ma respiration tient son rythme le plus bas. Ma respiration m’apprend beaucoup de choses. C’est en ayant atteint alors cet état que je peux me mettre à réaliser des travaux plus prémédités. C’est bien tout ce processus qui pourrait m’aider à mieux identifier ma personnalité et peut-être régler certains points de mon identité.

De fait, penses-tu qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaire à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?

Je pense qu’un artiste progresse. Cette progression se traduit pour ma part avec l’acceptation au fur et à mesure du résultat de ma production. Accepter les accidents, ne pas redouter les périodes vides, mettre à profit certaines mauvaises pistes ou savoir les écarter définitivement. Des notions qu’il m’était impossible d’envisager correctement à mes débuts. Je voulais tout contrôler.

Penses-tu que l’on peut comprendre l’artiste, son psychisme en regardant ses œuvres ou faut-il analyser de manière sociologique, ses conditions de vie, d’habitation, pour comprendre l’œuvre ?

Un artiste ne produit pas et ne vit pas coupé du monde. Je suis alimenté par les mêmes choses que tous. Je suis dans une société, je reçois ses informations, j’écoute et j’échange avec mes contemporains. Pourquoi faudrait-il creuser les œuvres et y voir les caractéristiques psychiques de l’artiste ? Quelle est l’utilité de vouloir analyser les conditions de vie ou d’habitation de l’artiste à travers sa production ? Je ne comprends pas bien cette posture.

 

Titre

As-tu choisi un titre pour ton exposition à L.A. Galerie ? Et si oui, l’exposition est- elle, un rythme de diffusion ou est-elle envisagée pour vous afin de mieux comprendre ton travail ?

Je n’ai pas choisi de titre pour cette exposition, ou plutôt, je ne veux pas de titre particulier pour cette exposition. Il n’a pas été question de créer de choses spécifiques. J’ai réalisé de nouveaux travaux, mais dans la continuité des précédents.

Peut-être qu’il aurait finalement suffit de titrer l’exposition : Travaux.

 

Donner à voir le monde invisibilisé.

On associe le statut d’artiste, à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société́ : est-ce ton cas ?

Au quotidien, j’essaie de penser le monde en cherchant comment il est possible de l’améliorer. Je pense avec des fondements humanistes.

Ou en d’autres termes, te considères-tu comme un artiste engagé ?

Enseigner est mon premier engagement.

Penses-tu que l’art peut-être une possibilité de mettre en lumière des situations que la société préfère garder dans l’ombre, cachées ?

L’Art peut-être un moyen de communication fort. Il peut véhiculer toutes sortes de pensées, les meilleures comme les plus nauséabondes. Je me méfie un peu de la charge que l’on place parfois sur les épaules de l’Art (comme ce A majuscule).

À mon échelle, partager une pratique lors d’une exposition, un atelier, un cours me permet d’engager de simples échanges et faire entendre des points de vue (autour de moi pour commencer). Après, on peut supposer que ces petites choses construisent les choses plus importantes.

D’où vient cet intérêt pour l’habitant des villes et ses loisirs, les représentations des formes de vie, dites simples ?

Je n’entends pas bien ce clivage : habitants des villes // habitants des campagnes. Ma famille réside à la campagne et tend également à retrouver le bonheur d’une vie plus simple. Je pense que c’est tout notre système écrasant de société «riche» occidentale qui nous pousse à nous poser cette question.

Wim Wenders vient de sortir un film qui se passe au Japon, The perfect days sur la vie d’un employé qui entretient avec passion et délicatesse les toilettes publiques, penses-tu que l’être humain devrait être beaucoup plus attentif aux petites choses et plus respectueux des invisibles qui font que la vie en société est possible ?

C’est un beau film. Là aussi, il est question de petits rituels, de temps allongé, de choses simples. J’y suis attentif.

 

 

Statut

Penses-tu que le statut actuel des artistes auteurs en France est une situation idéale pour construire une œuvre artistique ? Ou considères-tu que la charge de devoir gagner sa vie, par d’autres biais, nuit à la construction de votre projet artistique ?

Je me suis construit en effectuant toujours plusieurs emplois. J’ai toujours additionné mon activité de création à des activités me permettant d’assurer le quotidien. J’en ai tiré du positif par la multiplication des expériences, rencontres et connaissances. Je pense que je n’aurais pas apprécié être uniquement sous le seul statut d’artiste. En même temps… il ne m’a jamais été permis d’essayer…

 

Entretien préparatoire à l’exposition à L.A. Galerie du Lycée Anguier de Eu, réalisé entre Fabrice Houdry et Thibault Le Forestier – Hiver 2023