Entretien entre Mélissa Mérinos et Thibault Le Forestier - Été 2023

        E/ ENTRETIEN

                                            MÉLISSA MÉRINOS – THIBAULT LE FORESTIER

                                                                     ÉTÉ 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

                                         Éveil

La rencontre avec l’expression artistique est souvent considérée comme structurante, primordiale pour le parcours à venir. Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans votre enfance ?

Comme beaucoup, j’ai toujours été attirée par l’art et les pratiques artistiques. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui ont écouté cette envie dès mes 6 ans en m’inscrivant à des cours d’arts plastiques à la MJC de mon quartier les mercredis après-midi. J’y pratiquais le dessin et la peinture avec Annie, une animatrice passionnée qui nous faisait découvrir à la fois l’histoire de l’art et les techniques propres à chaque artiste qu’elle nous présentait. Elle m’a ainsi accompagnée jusqu’à mes 13 ans repérant mon souhait d’en apprendre davantage et d’aller plus loin dans la pratique. C’était devenu une bulle d’air dans un contexte familial compliqué qui m’a beaucoup aidée, et c’est pourquoi notamment je me suis intéressée bien plus tard à l’art-thérapie et aux bienfaits sociaux que produit l’expression artistique.

Etiez-vous prédisposée à devenir plasticienne ?

J’avais ce truc du dessin et de l’expression artistique très tôt, ce qui a défini ensuite tout mon parcours scolaire et professionnel. J’étais déterminée, mes parents m’ont laissée faire sans trop savoir ce que j’allais devenir. Je suis la seule de mon entourage à m’aventurer dans ce choix de vie « hors normes ». Mis à part mon goût pour le dessin et la peinture entretenu par quelques visites du Louvre étant enfant, je n’étais pas prédisposée à devenir artiste plasticienne.

Est-ce que dans votre scolarité, il y a eu des éléments déclencheurs dans votre volonté d’entamer une formation artistique ?

Sachant très tôt ce que je souhaitais faire, j’ai eu donc la liberté d’orienter toute ma scolarité vers les arts plastiques. J’ai passé un BAC Littéraire option arts plastiques avec en plus l’option facultative arts plastiques (malgré mes difficultés dans le champ littéraire). Là encore j’ai eu de la chance de tomber sur une professeure qui m’a accompagnée et aidée à préparer les concours. J’ai intégré ensuite la prépa publique des Beaux-Arts de Rueil-Malmaison en région parisienne. Ne me sentant pas assez mature pour intégrer une école et voulant explorer l’université, j’ai fait une licence de médiation culturelle à Paris 3 avant de retenter les concours. C’était l’occasion d’avoir les deux casquettes et de faire lien avec mon intérêt pour le travail social (issu de mon expérience à la MJC).

Vous êtes diplômée de l’école de l’École d’Art de Caen, est-ce que cela a été difficile de réussir le concours d’entrée, dans quel atelier avez-vous travaillé ? Est-ce que des professeur.e.s, ont eu une influence prépondérante sur votre travail ?

Sortant de l’université avec l’expérience des oraux et des épreuves écrites (et étant un peu plus âgée), je me sentais confiante et solide dans la présentation de mon travail que j’avais plus ou moins poursuivi depuis la prépa. Les concours restent difficiles et stressants, on se déplace parfois loin, les concours ont un coût à chaque fois et selon les écoles et la sensibilité du jury l’appréciation du travail varie.

Je suis arrivée à Caen en ayant principalement une pratique du dessin et de la peinture. Les cours m’ont éloignée de cette pratique pour m’orienter vers la photographie, notamment argentique. Contrairement aux Beaux-Arts de Paris qui a un fonctionnement particulier, nous n’avions pas à choisir un atelier mais des workshops souvent pluridisciplinaires assez ouverts pour que chacun·e s’y retrouve et partant des pratiques de l’enseigant·e qui le propose. Les idées, concepts et le discours étaient toujours plus importants que la technique d’un médium, c’est « l’exception » française je dirais. Je suis sortie des beaux-arts sans avoir une technique approfondie de la photographie, mais je sais pourquoi je prends telle ou telle image et comment je vais la présenter pour servir mon propos.

Quelques professeur·e·s m’ont soutenue dans mon cursus laborieux. Je note en particulier le professeur Maxence Rifflet, artiste photographe engagé dans une pratique documentaire, et Michèle Gottstein, technicienne de l’atelier photo très engagée auprès de ses étudiant·e·s, qui m’ont encouragée à poursuivre mon travail malgré mes difficultés à trouver ma place en école d’art. Ils m’accompagnent encore aujourd’hui en tant qu’ami·e·s.

Vous avez choisi le champ de la photographie et du dessin pour vous exprimer, y-a-t-il eu une période où vous avez utilisé d’autres médium dans votre travail ?

Comme dit plus haut, je suis arrivée en école avec une pratique de la peinture que j’ai totalement abandonnée et du dessin mis au second plan pendant mon cursus au profit de la photographie. Le dessin est revenu une fois sortie, comme un déblocage. J’utilise également beaucoup l’écriture, et parfois la vidéo et le collage. Aujourd’hui avec ma recherche en cours j’aimerais travailler la matière sonore, le volume, la photographie, le dessin et le texte. Je ne m’interdis pas de médium tant que c’est cohérent avec mon propos et en fonction de mes envies, c’est d’ailleurs pour cela que je ne me considère pas comme photographe mais comme artiste utilisant notamment la photographie.

Mouvements/ styles

Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques auxquels vous vous referez plus particulièrement ? Ou des démarches de plasticien/ plasticiennes ?

Je ne crois pas qu’un courant en particulier guide ma pratique. Je suis intéressée par les démarches artistiques qui ont un regard et un ancrage dans le réel, le monde et la société qui les entourent, un travail de terrain, où le fond et le processus sont tout aussi importants, si ce n’est plus que l’œuvre finale. Je n’ai pas de référence précise à citer, ce qui est sûr c’est que « l’art pour l’art » m’ennuie.

Y-a-t-il actuellement des artistes contemporains que vous regardez plus particulièrement ? Et qui font évoluer la représentation dans le champ de la photographie ?

J’ai récemment découvert le magnifique travail de l’artiste américaine Zoe Leonard parcourant le fleuve qui sépare le Mexique des États-Unis lors d’une exposition au Musée d’art moderne de Paris. Ce fut un choc émotionnel aussi bien dans la forme que dans le fond. À l’heure du spectaculaire et de l’image choc, Zoe Leonard propose une forme simple et épurée qui laisse place à la lecture de l’image, son contenu, sans préciosité de l’objet, pour aborder un sujet lourd et complexe. Une longue série de tirages labo en noir et blanc au même format rythmée par séquence où on avance en même temps que la photographe. Les images ne montrent pas que les caractéristiques qu’on attend d’une frontière sécurisée mais aussi la vie qui évolue tout autour, la frontière est le sujet mais arrive au second plan à l’image laissant la place aux histoires qui se jouent autour, un travail dans le temps.

Dans la même veine, je citerai également l’œuvre du photographe Marc Pataut qui a largement marqué de mon travail.

Inspiration/ autres voies

Avez-vous des « maîtres » en photographie ? Est-ce que l’école objective de Düsseldorf a eu une influence sur vous ou les grands photographes du paysage urbain et naturel américain ? ( Robert Adams, Stephen Shore, Lewis Baltz, ou européen ( Basilico, la commande la Datar de 1985, Riestelhueber, Trülzsch, Koudelka, Garnell, Fastenaekens, Depardon…) ?

Je n’ai pas de « maître » en photographie, juste des rencontres avec des œuvres qui m’encouragent à m’améliorer et poursuivre le travail. C’est le cas effectivement de Sophie Riestelhueber, de Joseph Koudelka, Susan Meiselas (studio Magnum), le travail de Walker Evans en duo avec le journaliste James Agee, Dorothea Lange…

Excepté les arts visuels, y-a-t-il d’autres disciplines artistiques dont on peut dire qu’elles ont une importance pour nourrir le champ de votre créativité ?

L’installation et la performance.

D’autres disciplines des sciences humaines, la sociologie ? Ou le documentaire, le cinéma ?

Mon travail est traversé par la sociologie, l’histoire, la géographie, le droit, par la lecture mais aussi les personnes avec qui j’échange et qui m’entourent lors de mes recherches.

Rithy Panh, Chris Marker, Peter Watkin, Dziga Vertov, Rainer Werner Fassbinder, Jean-Luc Godard… le documentaire et le cinéma sont bien sûr très importants dans/pour mon imaginaire.

Littérature/ essais

Avez-vous des livres, des essais qui vous ont marquée et qui nourrissent encore votre travail ?

Je lis peu ou bien je finis rarement les livres… j’ai loupé le coche du plaisir de lire !

Mais je citerai L’arrache cœur de Boris Vian, avec l’idée du vide qu’il faut remplir d’histoires, d’émotions et de réalités des autres. Sinon je lis surtout des livres théoriques, textes de loi, articles en lien direct avec mes recherches en cours.

 

Cuisine

Comment se construisent vos séries ?

La série permet plusieurs choses pour moi : une vue d’ensemble sur un objet (Terrain à Calais, le centre de rétention en République Tchèque), la répétition qui appuie le propos (dessins Esprit de corps)... Souvent je pense en séquences et au mouvement que j’ai eu sur le terrain, un clin d’œil à l’image mouvante, comme pour le montage d’un film. Il y a des images qui font transition, d’autres une pause, j’aime qu’on sente la présence du photographe sur le terrain qu’il arpente. La série donne plus d’informations sur un même sujet, on emmène le.la spectateur.rice petit à petit dans une histoire.

Est-ce qu’elles sont toujours liées aux résidences que vous effectuez ? Ou c’est le lieu de résidence qui met en situation de révéler ce que vous cherchez à exprimer, votre regard sur le monde ?

Lors de mes deux premières résidences je ne savais pas sur quoi je travaillerais. C’est en étant sur place, et dans le prolongement de mes préoccupations et travaux précédents, que mon regard s’est porté sur les centres de rétention administrative. Ce n’était pas le cas pour mon travail à Calais, en Turquie ou en ce moment le long de la frontière franco-britannique. Majoritairement, je suis poussée par une actualité ou une observation (qui souvent me met en colère…) que j’ai envie/besoin de comprendre, de creuser. Mes déplacements se font dans ce sens. Avec le temps j’ai compris que le format résidence ne me convenait pas car souvent court et demandant un résultat fini, ne me retrouvant pas dans ces temporalités je ne cherche plus à avoir des résidences, j’organise mon travail à mon rythme en autonomie à travers des « auto-résidences » comme je les appelle. Malgré la pression qu’on peut ressentir en tant que jeune artiste du monde de l’art où faire des résidences signifie « exister », « avoir de la reconnaissance », « travailler ».

Est-ce que les carnets de travail ont une place prépondérante à la gestation de votre œuvre?

Oui, j’en ai plusieurs, ça aide vraiment à y voir clair. J’ai également une petite mémoire, donc j’ai tendance à tout noter. Ça me sert aussi bien à noter/dessiner des idées de pièces, que des passages d’un livre, des contacts et adresses, des récits de terrain, des informations techniques lors des prises de vue… Le carnet est un réel deuxième cerveau pour moi et permet de garder des traces, de voir aussi son évolution sur un projet au long terme par exemple.

Construction

Comment se construisent vos projets? Y-a-t-il un protocole d’ensemble bien défini, ou le projet émerge-t-il au fur et à mesure de la conception ?

Comme dit plus haut, chaque projet se construit dans la continuité de l’ensemble. J’ai d’ailleurs du mal avec l’idée de projet qui induit un début et une fin. Je passe d’une question que je me pose à une autre qui m’emmène plus loin dans le sujet déjà abordé. Je n’ai pas de protocole rigide que j’utilise à chaque recherche, néanmoins il y a des constantes dans la méthode de travail. Prendre le temps est le plus important. Prendre le temps de se documenter, prendre le temps du terrain, de l’observation, de l’écoute, de la rencontre, être complètement disponible… avant même de prendre la première photographie. Prendre un café dans un bistro en parlant de la pluie et du beau temps avec les habitant·e·s du territoire fait pleinement partie du travail. J’arrive sur un territoire ou dans une situation avec mes hypothèses de recherches et j’attends que la réalité que j’y trouve transforme et remodèle mes idées et formes. Parfois, une forme paraît évidente et je travaille pour la matérialiser, mais souvent ça se passe après le terrain de retour à l’atelier.

Photographies

Il semble que vous travaillez en argentique, pourquoi continuez-vous à utiliser cette technique à l’heure où le numérique semble avoir inondé totalement le champ de la photographie ?

Je travaille avec les deux mais pas pour les même raisons, ni avec les mêmes objectifs. La photo numérique me sert de prise de notes, d’archivage, pour les repérages, ou lorsque j’ai besoin de quantité d’un même motif. Outre la qualité supérieure, le plaisir du grain et du processus de développement, l’argentique demande le temps que je cherche sur le terrain, que ce soit dans la prise de vue avec tous ses réglages ou dans la construction de l’image. Le nombre d’images étant limité, on se pose plus facilement les questions « cette image est-elle réellement nécessaire ? pourquoi cette image ? ». Je prends le temps de penser l’image. C’est également un médium qui attire la curiosité et facilite les rencontres. Tout le monde a un souvenir, une curiosité ou quelque chose à dire sur le procédé argentique. En fonction de l’appareil utilisé, comme le moyen format par exemple, l’argentique m’a sortie de situations délicates plus d’une fois : même la police s’attendrit face à l’argentique ! Enfin, le grain photographique me rappelle le grain du dessin que j’affectionne particulièrement. Il y a beaucoup de liens entre ces deux médiums, notamment la lumière.

Vous êtes très attentive à la présentation des séries photographiques. Pourquoi privilégiez-vous les dos bleu collés directement sur les cimaises, plutôt que les tirages encadrés ?

Je suis en pleine remise en question à ce sujet. Au départ je cherchais l’immersion, une invitation à entrer dans l’image, et le contact le plus direct avec l’image, sans intermédiaire. Le collage au mur me rappelle également les collages militants dans l’espace public et ça me plaît assez. C’est également une recherche de format, parfois c’est l’image qui demande à être plus ou moins grande, encore une fois en fonction du propos. Mais aujourd’hui je me question quant à la portée « spectaculaire » que ça provoque et également à l’utilisation d’autant de papier et d’encre pour une image généralement utilisable qu’une fois. C’est également une réflexion en cours à propos de la chaîne de développement argentique qui utilise de la chimie toxique.

L’encadrement peut être utilisé pour des soucis de conservation mais est aujourd’hui un geste chargé d’histoire dont il faut avoir conscience. La mise sous verre induit selon moi une préciosité de l’objet et met une distance entre le regard et l’image, le regard et le sujet. Compte-tenu des sujets que j’aborde, je suis à la recherche de la forme la plus juste et suis attentive aux décalages qui pourraient se produire entre le sujet lourd socialement et politiquement et sa forme finale. Que signifie sacraliser une représentation de l’injustice sociale ignorée dans le réel, à part donner bonne conscience à la bourgeoisie le temps d’une exposition? C’est l’idée de remettre en question les codes traditionnels, voire de lutter contre. Le fait de ne pas encadrer pousse également à réfléchir comment l’image apparaît dans l’espace et ouvre les possibles. La forme choisie, les matériaux utilisés, les dimensions, le titre… tout participe au propos qui, dans mon cas, cherche à être le plus responsable, respectueux et en accord avec mes valeurs et positionnements politiques.

Est-ce que la photographie est une capture de la peau du réel que vous souhaitez présenter tel quel, à nu ?

Oui et non. La photographie, ma pratique en général et les temps de monstration  ne sont pas une fin pour moi mais un moyen, un prétexte pour orienter les regards et les réflexions vers la société qui nous entoure et les marges qu’elle crée. Mon travail est une invitation à sortir dans la rue en ouvrant grand les yeux. On ne se confronte pas au réel en allant voir une exposition dans un white cube, aussi nue et épurée que l’œuvre puisse être, il s’agira toujours d’une représentation.

Pourquoi photographier des lieux, des paysages dont on peut dire, que la société fait tout pour que l’on ne les voie pas?

Ne faisant pas confiance aux autorités qui gouvernent notre société, le fait qu’elles en cachent une partie me rend naturellement curieuse…

Vidéos

En fonction de vos résidences, on voit que vous n’utilisez pas le médium vidéo de manière systématique. Qu’est-ce qui vous fait privilégier l’image fixe plutôt que l’image mouvement ?

Est-ce que la vidéo est œuvre ou est-ce qu’elle conserve une fonction documentaire à savoir relever le réel sans en modifier sa nature ?

Dans le même ordre d’idée, vos vidéos sont-elles très construites dans leur montage (avec synopsis, story-board..) ou sont-elles le moins possible montées ?

Je réponds aux trois questions en même temps.

Je ne me pose pas la question de l’image fixe ou en mouvement. Si je vois quelque chose en mouvement qui me plaît j’active la vidéo sans savoir si je vais l’utiliser un jour. D’ailleurs il s’agit la plupart du temps de plans fixes. J’ai des centaines de rush qui dorment dans mes disques durs. La vidéo vient souvent comme appui, comme une ponctuation dans le propos. Elle fait partie d’un ensemble (corpus) constitué de photographies, textes et dessins. Le tout permet plusieurs portes d’entrée pour comprendre mon point de vue, ce que j’ai vu et mon analyse. Plutôt utilisée de manière brute, sans montage, comme une note sur un post-it. C’est l’ensemble qui fait œuvre. J’ai néanmoins co-réalisé un film documentaire long métrage (Les Alphabets en Lutte, 2018).

 

Monstration/ modalités

Vous mettez en place des dispositifs de monstration complexes. Ceux-ci sont –ils « inventés » en fonction de chaque résidence ? Ou avez-vous une idée précise au départ ?

Il y a deux choses différentes : la forme de l’œuvre et son adaptation dans l’espace d’exposition qui l’accueille. Une œuvre peut changer de forme en fonction de l’espace donné. Il y a bien sur des limites à ne pas franchir pour ne pas dénaturer le propos de l’œuvre, et il est parfois question de refuser de montrer une œuvre dans un espace qui trahirait son sens. C’est aussi une occasion de repenser l’accrochage parfois des années après avoir réalisé la pièce, la pièce évolue en même temps que moi, rien n’est figé et ça me rassure comme ça.

Concernant les formes de mes pièces, soit j’ai l’image finale en tête dès le début et c’est simple, soit je débute par un long travail laborieux où il est souvent nécessaire de laisser murir.

 

Quelles sont vos références artistiques dans ce domaine de la monstration de l’œuvre ?

Je n’ai pas de référence particulière, je me nourris de ce que j’ai compris en école d’art, des visites d’expositions, des discussions avec d’autres artistes, des personnes qui accueillent l’exposition et de mes intuitions.

Culture/ voyages

Est-ce que des voyages ont nourri l’évolution de votre pratique?

Mon année Erasmus à Istanbul en Turquie a été très formatrice. N’étant pas tellement considérée par les professeurs, je me suis vite retrouvée en situation de travail autonome sans avoir à répondre à des consignes. J’étais libre, de travailler comme je voulais et sur les sujets que je voulais. C’était les débuts des réflexions sur le documentaire, sur les différences entre le photo-reportage/journalisme et mon travail, mais aussi et surtout des réflexions sur ma place dans ce monde, d’où je parle et donc la conscience de mes privilèges. Ce voyage a été un tournant dans et pour ma pratique, et par la même occasion dans et pour mon militantisme.

Inversement est-ce que votre inscription géographique actuelle, dans un espace urbain particulier a-t-il été déterminant pour votre travail artistique ?

Je pense notamment au fait que vous habitez dans une ville qui a été reconstruite.

Mon environnement est le point de départ de ma recherche actuelle sur la militarisation de la frontière franco-britannique. C’est en voyant la gare ferry de Ouistreham se fortifier de manière démesurée et en réaction à la répression contre les personnes exilées qui tentent de rejoindre l’Angleterre, que j’ai tourné mon regard vers les politiques publiques migratoires franco-britanniques et le mur qu’est en train de s’ériger tout le long de la côte. Et bien sûr, les traces de l’histoire dans les paysages normands et tout le long du littoral m’intéressent et font lien avec ce qui se passe aujourd’hui.

Strates ou  « pas »

Si vous envisagez votre jeune carrière, considérez-vous vos œuvres comme se superposant les unes au-dessus des autres, l’ensemble constituant un mur ( dans un sens positif, constructif) ou les voyez-vous plutôt comme des «  pas » qui construisent votre chemin de vie ?

Exactement les deux ! Je n’aurais pas pu arriver à ma recherche actuelle sans avoir traversé les autres. Je ne sais pas si je m’améliore en termes de forme et de proposition, mais il est sûr qu’il y a un cheminement intellectuel, et dans mon positionnement. Aujourd’hui je ne peux (et ne veux) plus faire les images que j’ai réalisées à Calais en 2015-2016, néanmoins il a fallu passer par là et je les assume encore pleinement.

De fait, pensez-vous qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaires à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?

Je pense que c’est différent pour chacun·e, je ne sais pas vraiment comment répondre.

Titre

Avez-vous choisi un titre pour votre exposition à L.A. Galerie ? Et si oui, l’exposition est-elle un rythme de diffusion ou est-elle envisagée pour vous afin de mieux comprendre votre travail ?

Je n’ai pas de titre pour l’exposition. Comme dit plus haut, chaque exposition est l’occasion de repenser les œuvres et comment les faire dialoguer dans un espace donné, c’est une nouvel exercice à chaque fois.

Donner à voir le monde invisibilisé

On associe le statut d’artiste, à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société, est-ce votre cas ?

Ou en d’autres termes, vous considérez-vous comme une artiste engagée ?

Je pense que l’ensemble de mes réponses montre effectivement un attachement à l’engagement en général.

Pensez-vous que l’art peut-être une possibilité de mettre en lumière des situations que la société préfère qu’elles restent dans l’ombre, cachés ?

L’art a cette possibilité car les portes fermées au reste de la société lui sont plus facilement ouvertes, certainement par manque de prise au sérieux et de méfiance… Il me semble important de saisir cette brèche, de prendre cette responsabilité pour donner à voir et accès à ces lieux et situations - où des personnes (sur)vivent et sont livrées à elles même face à des autorités qui peuvent user de leurs pouvoirs, car cachées. Chose impossible pour un·e citoyen·nne lambda.

D’où vient votre intérêt pour les espaces liés au monde carcéral ?

En 2014 j’ai eu l’occasion d’animer un premier atelier photo/collage au centre pénitentiaire de Caen, j’étais alors en première année à l’école d’art de Caen. La découverte du milieu carcéral et la rencontre avec les 4 participants ont été un choc au vu des conditions de vie à l’intérieur, et de l’absurdité de la prison en général. C’est l’indignation et la colère qui m’ont poussée à m’y intéresser, à me documenter, à intégrer le Genepi (association étudiante anti carcérale), à lier militantisme et pratique artistique.

 Avez-vous été influencée par la pensée de Michel Foucault et notamment sur l’évolution architecturale des lieux de privation de liberté, je pense à Surveiller et punir et la manière dont il montre l’évolution des système de surveillance panoptique ?

Surveiller et punir fait partie des livres jamais finis, où j’y reviens régulièrement et que je dois d’ailleurs rouvrir. De manière générale, l’expérience du terrain prend une plus grande place que la théorie. Mais oui, je dois le rouvrir. Ma recherche actuelle a pour titre encore provisoire « Paysages panoptiques », en référence au système de surveillance absolue imaginé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle que j’ai découvert dans les premières pages de Surveiller et punir il y a quelques années.

Statut/ évolution

Pensez-vous que le statut actuel des artistes auteurs en France est une situation idéale pour construire une œuvre artistique ? Ou considérez-vous que la charge de devoir gagner sa vie, par d’autres biais, nuit à la construction de votre projet artistique ?

Le statut actuel des artistes-auteurs·es n’en est pas un, il permet seulement de payer des cotisations à l’URSSAF Limousin sur des revenus jamais assez conséquents pour valider des droits. Ce statut ne permet même pas la gratuité des musées et centres d’arts, ce que mon statut de demandeuse d’emploi permet… C’est un premier pas vers la reconnaissance de la spécificité de la profession mais la route est longue pour arriver à un statut décent permettant de tout simplement… travailler (je ne parle même pas de gagner sa vie).

Il y a pourtant de la littérature à ce sujet, qui alerte, fait des constats catastrophiques et qui propose des solutions et idées à mettre en place. Il y a des syndicats, des collectifs locaux et nationaux qui ont réfléchi et poursuivent la lutte pour des droits et une reconnaissance du caractère intermittent de la profession. Et puis il y a le modèle de l’intermittence du spectacle qui pourrait être une base pour l’adapter à nos pratiques. Tout est sur la table, il s’agit de choix politiques et ce ne sont pas ceux du gouvernement.

Donc non, le statut actuel des artistes auteur·e·s ne permet malheureusement pas de travailler sereinement, sans avoir un job à mi-temps ou des périodes à plein temps pour recharger ses droits au chômage ou bénéficier des minima sociaux. Ce qui retarde forcément la recherche et la création.

 

Entretien préparatoire à l’exposition à L.A. Galerie du Lycée Anguier de Eu, réalisé entre Mélissa Mérinos et Thibault Le Forestier – été 2023

 

Exposition du 6 octobre au 10 novembre 2023.