Entretien - François Trocquet - Thibault Le Forestier / Automne 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

E/ ENTRETIEN

                                    FRANÇOIS TROCQUET – THIBAULT LE FORESTIER

                                                                     Automne 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éveil

La rencontre avec l’expression artistique est souvent considérée comme structurante, primordiale du parcours à venir. Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans ton enfance ?

Je suis fils unique et élevé seulement par ma mère ; seul, j’ai passé mon enfance à dessiner et à lire des ouvrages de science-fiction. Cette situation a sûrement favorisé mon aptitude aux arts.

Etais-tu prédisposé à devenir plasticien ?

Mon origine sociale ne me prédisposait pas à devenir artiste, mais ma mère qui était ouverte d’esprit m’a laissé toutes les libertés pour commencer des études artistiques.

Est-ce que dans ta scolarité, il y a eu des éléments déclencheurs de votre volonté d’entamer une formation artistique ?

Le peu de goût pour les études classiques et l’ouverture des premières options artistiques au Bac. La rencontre avec un bon professeur d’art plastique et les cours d’histoire de l’art.

Tu es diplômé de l’École d’Art du Havre, est-ce que cela a été difficile de réussir le concours d’entrée, dans quel atelier as-tu travaillé ? Est-ce que des professeur.e.s, ont eu une influence prépondérante sur ton travail ?

Le concours d’entrée à l’école d’art du Havre n’a pas été trop difficile car j’ai été bien formé par l’obtention du bac. Les seuls professeurs qui m’ont vraiment impressionné sont Vladimir Skoda, qui donnait des cours de volume à l’époque, et Jean Charles Philippe, professeur de culture générale.

Tu as choisi le champ du dessin et de la peinture pour t’exprimer, y-a-t-il eu une période où tu as utilisé d’autres médiums dans ton travail ?

Non, je suis toujours resté dans le champ des médiums dits classiques.

Mouvements/ styles

Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques auxquels tu te réfères plus particulièrement? Des mouvements qui ont été particulièrement influençant dans le début de ton travail ou des démarches de plasticien/ plasticiennes ?

Quand j’étais à l’école d’art dans les années 80, il y a eu un vaste retour à la peinture, la Nouvelle Figuration en France, la Transavanguardia en Italie, le Néo-Expressionisme en Allemagne et des artistes venant du street art comme Basquiat ou Haring aux Etats-Unis, tout cela a exercé une influence au début de mes études, c’était aussi des mouvements très liés à la musique (punk, new wave, no wave). Ensuite j’ai commencé à regarder les débuts de Luc Tuymans (surtout les dessins) et des artistes qu’ils l’ont influencé comme Léon Spilliaert ou Raoul de Keyser.

Y-a-t-il actuellement des artistes contemporains que tu regardes plus particulièrement ? Et qui font évoluer la représentation dans le champ du dessin pour toi ?

Je regarde énormément de choses, notamment des revues sur le dessin contemporain comme Rouge Gorge, Roven, The Drawer, Fukt, les éditions Nieves.

As-tu des « maîtres » en dessin ?

Oui, bien sûr, une multitude ! Loren Stoer, William Blake, Piranese, Jean Jacques Lequeu, Victor Hugo, Lynd Ward, Raymond Bascoulard, Jean de Maximy, André Masson, Hugh Ferriss, Ed rusha, Steven Parrino, Sol Lewitt, Robert Longo, Paul Noble, Sylvia Bächli, Marcel Van Eeden, Hipkiss...

Tu pratiques une expression graphique très rigoureuse, utilisant un outil, le plus souvent, le stylo bille, logiquement plus utilisé pour l’écriture que pour le dessin. D’ou vient cet intérêt pour cet outil sec, non artistique ? Est-ce un positionnement idéologique ? Est-ce que tu l’utilises depuis le début ?

J’ai commencé à utiliser le stylo bille vers les années 2000 car à l’époque je réalisais des séries de peintures à l’encaustique très sophistiquées, lentes à la réalisation. À la suite d’un changement d’atelier, j’ai décidé de rompre avec cette technique car je voulais travailler de manière plus directe et rapide pour formaliser le plus d’idées possibles, le stylo bille m’a paru l’outil idéal pour cela.

As-tu été influencé par les peintres de ruines, comme Hubert Robert, mais aussi par un dessinateur d’espaces démesurés comme Piranèse ou le romantique allemand, Caspar David Friedrich ? Mais aussi les architectes utopistes, Ledoux, Boullée ?

Oui et aussi par des artistes architectes comme Jean Jacques Lequeu ou Hugh Ferriss.

La représentation de l’architecture moderniste et ses ruines est récurrente dans ton travail, est-ce une métaphore de l’entropie obligatoire de la société ou est- ce par goût du chantier, comme inhérent au paysage urbain ?

Un peu les deux. Le passage du temps et le goût de l’observation.

Dans les dernières séries apparaît de la couleur et des représentations d’éléments naturels, d’où vient cette petite révolution au regard de tes séries antérieures ?

C’est le travail du dessin qui m’a ramené vers la couleur, je vois cela comme un retour qui devait advenir.

Et d’où vient cette forme récurrente de soleil noir dans tes dessins, est-ce un signe d’une surveillance omniprésente comme l’on peut le voir depuis le roman de G.Orwell, 1984 et dans la littérature cyber punk ou est-ce une indication d’une profonde mélancolie, dépression, comme l’on retrouve dans l’essai de Julia Kristeva ?

Le disque noir est une idée qui m’est apparue à Détroit, un des centres mondiaux de la musique. Il est devenu un élément constitutif de certaines séries de dessin (Détroit et Chicago), sert à composer chaque dessin, donne une information structurelle, et une fois la série exposée, établit une pulsation à l’ensemble, comme une musique silencieuse à regarder. Sinon, je n’y vois aucune interprétation symbolique ou psychologique, c’est au spectateur de se faire sa propre histoire.

Et question que l’on doit souvent te poser, pourquoi ne pas intégrer de représentation humaine dans tes dessins ?

L’humain est présent dans ces constructions, y mettre une représentation humaine deviendrait anecdotique, de plus, ces dessins ont un caractère plus abstrait qu’il n’y parait et rajouter des éléments figuratifs me semblerait inutile.

Tes dessins sont-ils des constats de l’activité humaine ? Des représentations de ce qui reste, après ?

C’est ce qui reste du temps que j’y ai passé et de ce que j’y ai vu.

Inspiration/ autres voies

Influence de la photographie

Est ce que l’école objective de Düsseldorf a eu une influence sur toi ou les grands photographes du paysage urbain et naturel américain ? ( Robert Adams, Stephen Shore, Lewis Baltz, ou européen ( Basilico, la commande la Datar de 1985, Riestelhueber, Trülzsch, Koudelka, Garnell, Fastenaekens, Depardon, Jean-Marc Bustamente ?

Ce sont des artistes que je connais et que j’apprécie mais je suis aussi intéressé par des photos de peintres comme les Gas Stations de Ed Rusha par exemple.

Je pense à l’intérêt pour le banal, la friche urbaine, le chantier, la banalisation des espaces périphériques de par la médiocrité́ de l’architecture.

Excepté les arts visuels, y-a-t-il d’autres disciplines créatives dont on peut dire qu’elles ont une importance pour nourrir le champ de ta créativité́? ( l’architecture, le son, le design...)

La musique électronique sous toutes ces formes !

D’autres disciplines des sciences humaines, la sociologie ? Ou le documentaire, le cinéma ?

Les films de Guy Maddin, Kenneth Anger

Littérature/ essais

As-tu des livres, des essais qui t’ont marqué et qui nourrissent encore ton travail ?

Villes utopiques, villes rêvées de Patrice Moncan

Ruine invention d’un objet critique de Diane Scott

Zeropolis, Lieu commun et Obsolescence des ruines de Bruce Bégout

Cities of quartz et Dead cities de Mike Davis

Cuisine

Comment se construisent tes séries ?

Qu’est ce qui définit le choix des espaces urbains, des architectures que tu vas être à même de représenter ?

Soit d’un choix venant de ma part (ce qui fut le cas pour ma résidence à Détroit) ou à l’invitation d’un centre d’art.

Est-ce que les carnets de travail ont une place prépondérante à la gestation de ton oeuvre?

Je fais énormément de photos sur les lieux dans lesquels je travaille, ces documents seront la matrice de mes dessins.

Construction

Comment se construisent tes projets ? Y-a-t-il un protocole d’ensemble bien défini, ou le projet émerge-t-il au fur et à mesure de la conception ?

J’ai une idée assez précise de ce que je vais pouvoir représenter mais je ne m’interdis pas de faire évoluer mon projet au cours de sa réalisation.

Tu es très attentif à la présentation de tes séries. Pourquoi privilégier les œuvres sans cadres, fixés sur les cimaises, plutôt que les tirages encadrés ?

J’essaie d’avoir un dispositif d’exposition qui provoque le moins d’interférences possibles entre mes travaux et les spectateurs, de plus, mes dessins étant accrochés en série, je pense qu’un encadrement classique parasiterait son effet rythmique. Il m’arrive parfois d’en faire fabriquer sur mesure avec des caractéristiques très précises, mais ils dépendent surtout des budgets qui me sont affectés pour réaliser une exposition.

Est-ce que le dessin est une capture de la peau du réel que tu souhaites présenter telle quelle, à nue ?

En partie, il y a aussi une part d’abstraction et de stylisation dans mon travail. Partir du réel pour aller vers l’imaginaire.

Pourquoi dessiner des lieux, des paysages dont on peut dire, que la société́ fait tout pour que l’on ne les voit pas?

Justement, ces lieux parlent beaucoup de nous par le fait même que l’on désire les cacher !

 

Concernant l’évolution de ton travail ces dernières années.

On peut voir une rupture nette entre les dessins d’architecture au stylo bille et la série de monuments sombres, sur des fonds expressifs et sur les paysages colorés.

Sur la série de ces représentations de monuments, tu disais que tu les avais fait de mémoire, peux tu en parler un peu plus, qu’est ce qui t’a guidé pour les réaliser ?

Après avoir passé plus d'un an et demi à représenter la démolition de la cité " Chicago" j'ai accumulé une énorme banque de donnée mentale de lignes, de masses, d'ombres et de lumières, de sons. J'ai eu le désir de retranscrire cela de manière rapide et non contrainte, et, pour cela j'ai utilisé un matériel de graffeur, à savoir le feutre épais et la bombe aérosol. Pour la réalisation, j'ai utilisé un protocole très simple qui était de travailler uniquement avec la mémoire.

Concernant les paysages qui intègrent de la couleur, qu’est ce qui t’a amené à représenter des paysages de proximité, que l’on peut appelé, des clichés ? Les falaises par exemple.

Les falaises proviennent d'une ancienne obsession pour les paysages en pente, j'ai trouvé ce modèle que l'on a tous les jours dans nos régions et qui alimentent les représentations picturales depuis des siècles. Un cliché bien utile quand on veut travailler sur la diagonale

Concernant cette série de paysages, que l’on peut appeler psychédéliques, est-ce que la plupart se font sans modèles ?

Ces paysages sans modèle proviennent de dessins très anciens (+ de 20 ans pour certains) mis de coté et redécouverts récemment.

Des séries mise de côté, en attente...

Pour ce qui est de la facture picturale de cette série en cours, tu utilises maintenant le pinceau, l’encre, comment expliques tu cette rupture totale dans la pratique ?

La rupture s'est opérée par une sorte d'épaississement du trait au stylo bille par le feutre grand format et la bombe aérosol, disons le passage d'une précision graphique intense à un travail axé sur l'énergie brute et la mémoire. La peinture et la couleur ont suivi presque naturellement, le fil conducteur de toute cette histoire étant le dessin.

Qu’est ce qui explique cette liberté picturale après des années de rigueur et de contrôle graphique ?

Est-ce que l’on peut parler de libération de l’acte créatif dans ces dernières séries ?

Exactement !

Peut-on y voir une incidence de ta pratique musicale de DJ ?

Bien sûr, ce qui m'intéresse le plus dans les séries que je fabrique et la musique que j'écoute pourrait- être la recherche d'une rythmique, d’un son visuel.

 

Monstration/ modalités

Tu mets en place des dispositifs de monstration très rigoureux.

Ceux-ci sont –ils conçus en fonction des expositions ? Ou as-tu un protocole d’exposition que tu ne modifies jamais ?

Je m’inspire beaucoup des lieux dans lesquels je vais exposer. Comme ce sont des séries de dessins modulables, je peux m’adapter en fonction des endroits que l’on me propose et faire des présentations adaptées à chaque fois.

Quelles sont tes références artistiques dans ce domaine de la monstration de l’œuvre ?

J’apprécie beaucoup la sobriété́ et le minimalisme de certains artistes suisses dans leurs monstrations.

Culture/ voyages

Est-ce que des voyages ont nourris l’évolution de ta pratique?

Oui, bien sûr, résider deux mois à Détroit a été déterminant pour le passage vers de plus grands formats.

Inversement est-ce que ton inscription géographique actuelle, dans un espace urbain particulier a-t-il été́ déterminant pour ton travail artistique ?

Je pense notamment au fait que tu habites dans une ville qui a enté́ reconstruite.

Oui, évidemment, par ailleurs mes premiers ateliers se situaient sur le port du Havre, c’était un endroit qui se transformait en permanence et être immobile dans un lieu qui changeait quasiment tous les jours était idéal pour un artiste !

Strates ou « pas »

Si tu envisages ta carrière, considères-tu que tes œuvres comme se superposant les unes au-dessus des autres, l’ensemble constituant un mur ( dans un sens positif, constructif) ou les voies tu plutôt comme des « pas » qui construisent ton chemin de vie ?

Plutôt comme des pas car quelques fois on peut revenir en arrière.

Est-ce que c’est le hasard des découvertes qui guident le choix des paysages urbains que tu représentes ? Ou sais tu ce que tu vas travailler dans les dix ans à venir ?

J’espère évidemment faire de nouvelles découvertes, de voir de nouveaux paysages, la curiosité est essentielle pour un artiste.

Qu’est ce que t’apportes le fait de finir une série de dessin ?

Un très fort désir de la voir accrochée. Eprouver le passage de l’atelier à la salle d’exposition pour voir si la dynamique de l’ensemble fonctionne.

Souvent les plasticien.n.e.s disent que leurs réalisations les aident et sont indispensables dans la construction et la connaissance de leur identité et qu’elles sont indispensables à l’évolution de leur vie, es-tu dans le même cas ?

Oui, bien sur.

De fait, penses-tu qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaire à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?

Le regard et les goûts changent en vieillissant et je ne sais pas si cela est un progrès, mais quelquefois il m’arrive de regarder d’anciennes séries avec l’envie de les retravailler avec un œil diffèrent.

Penses-tu que l’on peut comprendre l’artiste, son psychisme en regardant ses œuvres ou faut-il analyser de manière sociologique, ses conditions de vie, d’habitation, pour comprendre l’œuvre ?

Nous pouvons analyser la manière dont un artiste a vécu, étudier ses œuvres, mais il reste toujours la part qui nous échappe et qui reste mystérieuse.

Titre

As-tu choisi un titre pour ton exposition à L.A. Galerie ? Et si oui, l’exposition est- elle, un rythme de diffusion ou est-elle envisagée pour vous afin de mieux comprendre ton travail ?

J’ai envie de tenter quelque chose de diffèrent avec des dessins que je n’ai pas encore montrés et aussi quelques peintures, un travail plus hybride que d’habitude.

Donner à voir le monde invisibilisé.

On associe le statut d’artiste, à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société́, est-ce ton cas ?

Je peux m’y retrouver en partie.

Ou en d’autres termes, te considères-tu comme un artiste engagé ?

Oui, engagé dans la diffusion de l’art car j’ai fait partie des collectifs qui ont créé le Spot puis le Portique, centres d’art contemporain au Havre.

Penses-tu que l’art peut-être une possibilité de mettre en lumière des situations que la société préfère qu’elles restent dans l’ombre, cachés ?

D’où vient ton intérêt pour les espaces, les architectures liés au espaces désignés par ce terme de banlieues ?

J’ai une attirance vers ces lieux intermédiaires, moitié ville, moitié campagne, paysages indéterminés, propices aux errances. Je m’imprègne longuement de ce que je vois car ils paraissent souvent pauvres en apparence et quelquefois je peux y retrouver la réminiscence d’une œuvre du passé. Réel, imaginaire, présent, passé tout est là.

Statut/ évolution

Penses-tu que le statut actuel des artistes auteurs en France est-il une situation idéale pour construire une œuvre artistique ? Ou considères-tu que la charge de devoir gagner sa vie, par d’autres biais, nuit-elle à la construction de votre projet artistique ?

Le système d’aide institutionnel aux artistes en France permet à quelques artistes de travailler de manière régulière. Mais pour la plupart qui ont choisi cette situation et dont je fais partie, il faut souvent savoir équilibrer un travail alimentaire et sa carrière artistique, savoir gérer une existence précaire.

Entretien préparatoire à l’exposition à L.A. Galerie du Lycée Anguier de Eu, réalisé entre François Trocquet et Thibault Le Forestier – Automne 2023