E/ ENTRETIEN
CLAIRE LE BRETON – THIBAULT LE FORESTIER
HIVER 2024/25
Je n’invente rien, je décalque et interprète.
Éveil et parcours de formation
Les premières rencontres humaines ou matérielles avec l’expression artistique sont souvent considérées comme structurantes, primordiales du parcours à venir.
Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans ton enfance ?
Dans mon environnement immédiat il n'y avait aucun artiste, aucun créateur. C'est vraiment à l'école et au collège que les arts plastiques m'ont intrigué. Les enseignants ont, au fur et à mesure, porté un regard particulier sur mes productions d’élèves. Certains m’ont appris à regarder avec distance les créations que je faisais instinctivement, en y évoquant leurs qualités plastiques. Ce qui a été encourageant, bien évidemment.
Ce qui est étonnant c'est que les deux disciplines dans lesquelles je m’investissais le plus à ce moment-là, étaient le sport et les arts plastiques. Ces deux disciplines qui pour moi sont indissociables actuellement pour pratiquer ce métier. Le corps étant essentiel, dans ce métier autant dans la technicité que dans l’endurance et le mental.
Étais-tu prédisposée socialement à devenir plasticienne ?
Pas du tout. En tout cas, comme je le disais précédemment, je n’avais pas de référence dans mon entourage immédiat, ni de personne sur lesquels m’inspirer directement. Je n’avais pas de représentation de la figure de l’artiste, sauf peut-être celle véhiculée par la télévision (j’adorais regarder les défilés de mode…). Mon père, fin observateur de ses enfants, même s’il n’y connaissait pas grand-chose, voyait bien que j'avais dés appétences là-dedans.
Est-ce que dans ta scolarité, il y a eu des enseignants, des contacts qui ont nourri ta volonté d’entamer une formation artistique ?
Ce ne sont pas forcément des enseignants du collège, qui m'ont qui m'ont poussé, ni conseillé d’aller vers cet enseignement. Au contraire j’ai le souvenir de celui que j’avais quand j’étais en 3ème qui me déconseillait d’aller dans cette voie, et particulièrement aux beaux-arts. C'est en faisant le point avec un conseiller d'orientation avec mes parents, qu'une orientation vers un métier de la création dans les arts graphiques et plastiques s'est esquissée.
C'est ainsi que j'ai postulé vers des écoles d'art appliqués (Rennes, Nantes, Quimper, Paris…). À l'époque qui s'appelait F12. J'ai passé des concours dans plusieurs lycées professionnels puis des entretiens. Je me rappelle d’ailleurs avoir été étonné lors ces entretiens, de réflexions d’un membre du jury qui me complimentait sur certains travaux que je présentais. Je me dis avec le recul qu’ils avaient dû percevoir qu’il y avait des maladresses, mais aussi des qualités et que je ne venais pas d’un milieu où je baignais dans les références artistiques.
C'est plus au lycée que de multiples enseignants m’ont aidé à révéler des logiques plastiques qui me paraissaient “évidentes” dans mes réalisations. Je constatais également que ce n'était pas forcément pour tous mes collègues de classe. J'étais la première étonnée d'avoir cet instinct de retranscription et des techniques sur les choses observées. J’ai eu énormément d’enseignants de pratique professionnelle, et tous m’ont amené à leur manière des billes pour avancer dans ce métier de la création. Je ne crois pas qu’il faille attendre que d’une seule personne. C’est la multitude qui fait richesse d’apprentissage. Évidemment, certains enseignants, ou certains créateurs auront plus d’influence à des moments que d'autres et ceci pour plein de raisons.
Ou est-ce un parcours qui s’est construit en dehors du cycle de l’école ?
Dans un sens, oui. Mais pas au sens académique du terme.
Je viens de la campagne. Mes parents étaient agriculteurs en Bretagne, dans le Morbihan, près de Redon plus précisément. Les sens, dans un tel contexte, sont stimulés pleinement. Ceci avec la manipulation de différentes matières, l'exploration de l'espace, des animaux et la proximité des engins agricoles. Je me rends compte avec le recul que c'était un réel terrain d'exploration et d’interrogation, à la fois naïf, poétique et technique.
J'ai eu la chance de pouvoir tester beaucoup de choses avec mes frères, sœurs et nos nombreux voisins (dont les parents étaient soit garagiste, boulanger, transporteur(camion) menuisier…. Nous disposons de grands espaces d’explorations et à ce moment-là les parents nous laissaient beaucoup d’autonomie à partir du moment où nous étions en groupe.
De temps en temps, il y avait des ateliers d’activités manuelles proposés par la mairie de ma commune. J'ai pu découvrir des techniques qui ont stimulé et enrichi ma curiosité. De plus, tous les étés j’allais soit en colonie de vacances, soit dans des centres aérés où j'ai participé à de nombreuses activités manuelles. Tout cela mêlé je me rends compte que ceci m'a beaucoup constitué dans ma pratique.
Être artiste
Quand tu te présentes dans l’espace social, comment te « désignes » tu ? Artiste, plasticienne, designeuse, autre ?
Je me présente principalement en tant qu'artiste plasticienne mais en fonction des contextes, j’adapte parfois. Je vais seulement dire “artiste”. Le mot plasticien, plasticienne étant souvent mal compris. Ce mot vient du grec et désigne au départ “tout ce qui peut être transformé, modelé”.
Cf présentation du métier sur le site : https://www.esma-artistique.com/metier/artiste-plasticien/
Dans cette sphère est inclue, la sculpture, la céramique, la peinture, le dessin, la gravure et même le numérique, au total des supports matériels variés, dits « plastiques ».
Récemment j’ai dû me présenter comme artisan d’art, et comme spécificité “artiste-plasticienne”. Car, je suis également dans la réalisation, la confection, la création de matière. Le rapport à l'artisanat d'art est convoqué dans cette logique, au vu de la connaissance et pratique technique développée depuis toutes ces années.
À la fin de mes études, m’affirmer comme artiste plasticienne a été une vraie question pour moi. Sculptrice ne me convenait pas, et le mot installatrice, non plus. J’ai trituré les termes dans tous les sens, et comme il fallait que je me décide. Maintenant je l’assume et sais en définir pleinement les contours et les obligations.
Est-ce que c’est un statut facile à faire accepter dans le corps social, dans ta famille, tes ami(e)s non artistes ?
Ce n’est pas une chose pas forcément évidente ni pour moi, ni pour mon entourage familial. Surtout que ça n'est pas un métier qui a la réputation d'être un “vrai” métier. Petit à petit, tout le monde a fini par l’accepter et tout comme moi le trouver évident. Même s'il n’est pas facile de comprendre nos réalités, nos emplois du temps, la polyvalence et l’adaptabilité qu'imposent ces métiers de la création.
Qu’est-ce que représente l’art pour toi quand tu as fait le choix de te lancer dans des études supérieures artistiques ?
J’avais une vague idée de ce qu’était l’art. Mon prisme de représentation était très limité. Je ne soupçonnais pas qu’il y avait tant de variétés de domaines à découvrir. Et, j’ai autant découvert de choses avec mes camarades de classe qu’avec les enseignants. Certains issu de famille ou le théâtre, la lecture, la visite de musée, les concerts étaient habituels. Ce qui n’était pas mon cas. J’ai juste été nourrit par un autre type de culture. Entre autres, celui de la terre et de ses cultures. J’ai adoré découvrir tout cela, et j’adore encore. Ce qui manque maintenant c’est le temps. Il y a tellement de choses riches et stimulantes à découvrir et à relier.
L’art je ne m’en faisait pas forcément toute une histoire. Mais j’ai toujours senti que j’avais besoin de produire et tester pour comprendre mon environnement.
Et est-ce que ton logiciel avait changé lorsque tu as commencé à être plasticienne dans les années 2000, après tes études ?
Forcément, mon regard a changé. J’ai découvert au travers des autres élèves et des enseignants la singularité de chacun. Je n’avais pas non plus d'idée arrêtée. Cependant au début je dessinais beaucoup, je faisais beaucoup de peinture. Cependant, je n’arrivais pas y trouver mon intérêt car je n’avais pas assez de références et pas assez connaisseuse en histoire de la peinture. J’ai donc décidé de plutôt de m'orienter vers l’option art/sculpture. J’ai trouvé que le poids de l’histoire de l’art était moins lourd, et les artistes /enseignants nous laissaient beaucoup de place à l’expérimentation. Ce qui me paraissait plus riche à la fois intellectuellement et empiriquement. Les idées déployées dans ce domaine me stimulaient beaucoup plus. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j'ai commencé à comprendre l'intérêt de maîtriser le concept. J’avais beaucoup de préjugés avec ce terme. C’est à ce moment-là que j’ai conscientisé qu’une idée, un “concept” pouvait procurer un réel plaisir intellectuel. Que comprendre un phénomène, ou un lien historique, ou encore associer plusieurs idées pouvait être source de plaisir et de créativité
Étapes
Tu es diplômée de quelle(s) écoles ?
Je suis diplômé 2000 de l’ESSAB (École européenne supérieure d'art de Bretagne) de Rennes, avec une mention Complémentaire au CFPI (Centres de formation des plasticiens intervenants) au Hear, Haute école des arts du Rhin à Strasbourg.
Auparavant, j’ai aussi obtenu le Baccalauréat d’arts appliquées dans un lycée technique à Quimper.
Est-ce que cela a été difficile de réussir le/les concours d’entrée ?
Comparé à d'autres élèves, j’étais souvent seule pour préparer les concours. Je n’étais pas trop aidé par mon entourage familial. Du coup, je ne vivais pas forcément très bien ces moments où je ne comprenais pas toujours les critères d’appréciation et d’évaluation des jurys. Mais heureusement, j’avais tous mes ami.es de l’époque. Nous étions très solidaires entre nous.
Est-ce que des artistes/professeur.e.s, ont eu des influences prépondérantes sur ton travail ? Mais bien sûr, cela peut-être les techniciens aussi.
Oui, quasiment tous ceux que j’ai côtoyé m’ont apporté des choses, soit en méthodologie, soit en technique et en encourageant. Certains enseignants pendant les études supérieures nous brusquaient verbalement pour nous provoquer dans notre naïveté. J’ai des souvenirs pas très drôles, mais ça m’a aussi réveillé et révélé que ce n’étais pas une voie ou la rêverie et l’illusion avait ses limites.
Origines et création
Est-ce que le fait d’être originaire de Bretagne a eu une influence sur les formes, les couleurs de tes œuvres ?
Je ne crois pas. En tout cas je n'y fais pas référence. Après je ne le perçois peut-être pas. Je me rappelle dans nos enseignants en culture générale aux Beaux-Arts de Rennes il nous disait qu'il était toujours intrigué par les étudiants de cette école où nous nous intéressons beaucoup à la nature, au rapport aux éléments, aux paysages. Et pour ma part il avait été étonné de mon intérêt pour le papier et du fait que je le transformais en volume et non pas à plat comme la crêpe.
Faire ses études à Rennes, ville très riche en lieu de présentation d’expositions à eu une influence sur ton évolution artistique ?
Elle est riche pas seulement en lieu d’expositions. J’y ai aimé la multiplicité des formes présentées. J’ai vu d'incroyables spectacles notamment pendant le festival des Tombées de la nuit proposé par Le TNB, de nombreux concerts. Au début de mes études aux Beaux-Arts je n'avais pas l'habitude, le réflexe d'aller voir des expositions. Ce n’était pas une évidence pour moi et surtout dans ma culture. Les enseignants nous le reprochaient et insistaient pour que l’on aille voir le maximum d'expositions. Et ils avaient raison.
Puis petit à petit, mon épanouissement et mes réflexions devenant évidente dans ce domaine, je me suis aventuré à aller dans des galeries d'art. Pousser ces portes ce n’est pas si évident.
Puis, la magie a commencé à opérer
Au début de mes études, pendant au moins deux-trois ans j’ai découvert énormément d'œuvres et de créateurs par les livres. Il a fallu ce déclic pour vivre l’exposition où il se passe “quelque chose”, une sorte de dialogue intérieur avec les œuvres, avec la circulation, la scénographie, la lumière, le son… Les lieux d'exposition étant souvent des lieux silencieux sauf si une vidéo le son d'une vidéo donne le ton et l'ambiance amener en plus par l'artiste. Mais très souvent la contemplation se passe dans une ambiance où le silence est de mise. C'est d'ailleurs une des choses que j'aime quand je vais voir des expositions dans des musées c'est qu'il y a une espèce de “recueillement” autour de l'objet, de la peinture, de la création et qui fait du bien on est quasiment dans un état où les choses, disposés hors du monde, nous permet d'être en dialogue avec ce qui nous est présenté.
Penses-tu que l’on peut mieux comprendre la production artistique d’un auteur au regard de ses origines, sociales, géographiques ?
Ça peut aider mais je crois que ce n'est pas forcément obligatoire. Par contre l'imprégnation des choses acquises tôt doit être sûrement déterminante et constitutive pour la formation d'un paysage mental et d’un bagage technique.
A quel moment et dans quelles conditions es-tu allée t’installer au Havre ?
Je me suis installée au Havre en 2012. J'ai suivi mon précédent compagnon qui prenait ses fonctions comme programmateur de concert et directeur artistique dans la salle de musique actuelle, Le Tetris, qui allait ouvrir. Ceci après quelques années passées à Cherbourg, où nous avions créé un lieu culturel associatif L’Épicentre, dédié principalement à la musique et doté d’une cantine associative.
De mon côté, je tentais à ce moment-là, de reprendre une pratique plastique que j'avais mise de côté pendant plus de deux ans. Car l’activité à L’Épicentre demandait beaucoup d’investissement. J’y ai beaucoup appris. Notamment côté logistique et gestion de planning. J’avais tout à ré-imaginer. Un nouvel espace d’exploration et de rencontre s’ouvrait à moi. J’ai immédiatement été captivé par cette ville. Avec un drôle de sentiment d’attraction-répulsion, qui m’habite toujours d’ailleurs.
Influences/mouvements/ styles/ influx
Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques ou dans le domaine des arts appliqués auxquels tu te réfères plus particulièrement ?
Je me suis intéressée à énormément de courants artistiques au Beaux-Arts. J’ai lu tout ce que je pouvais. Comme évoqué précédemment je me suis alimentée énormément par les livres. Lorsque j’étais en option Art/Sculpture, j'ai commencé à regarder attentivement, guidé par certains enseignants, la sculpture classique puis je me suis de plus en plus intéressé à tout ce qui concerne la sculpture anglaise, italienne, espagnol, allemande, américaine principalement.
J'ai notamment découvert l'Arte povera, le Minimaliste, le courant Support/surface, le Surréalisme, le Pop art, le Land art Flluxus, le Bauhaus, l’art conceptuel, l’art moderne, et très touchée par le livre de Nicolas Bourriaud L’esthétique relationnelle. Je me sens influencé par énormément de courants artistiques.
Des artistes ont-ils été particulièrement influençant au début de ton travail ?
Oui, plusieurs, Rachel Whiteread, Christo et Jeanne-Claude, Rebecca Horn, Brancuși, Giacometti, Marcel Duchamp, Louise Nevelson, Tony Cragg, Claes Oldenburg, Richard Deacon, Calder, Niki de Saint phalle, Tinguely, Arman, Pino Pascali, Mario Merz Parmigiani, Richard Serra, Richard long, Anselm Kieffer… et tellement d’autres.
Le XX siècle a été très marqué par l’influence de Marcel Duchamp, la possibilité de faire le lien entre artefacts industriels et création (cf : En 1912, alors qu'il visite le Salon de la locomotion aérienne en compagnie de Constantin Brancusi et de Fernand Léger, Marcel Duchamp tombe en arrêt devant une hélice d'avion et s'exclame : « C'est fini, la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ?»).
De fait, as-tu ou es-tu particulièrement intéressée par les formes réalisées par l’industrie ?
Je suis complètement fasciné par un grand nombre de ces formes. Et j’ai pu voir dernièrement une de ces hélices lors de l'exposition rétrospective de l’ensemble de l'œuvre de Brancusi au Centre Pompidou en juin 2024.
D’ailleurs, j’ai toujours rêvé de réaliser l’empreinte en papier d’une hélice à propulsion marine. Ce sont des volumes magnifiques, sculptés pour un usage, mais d’une spatialité et poétique formelle étonnante.
Ce qui me fascine aussi c’est leur histoire, leur imprégnation sur nous et nos comportements.
En fait je ne sais pas imaginer des choses, en tout cas je ne suis pas dans la narration. Je propose plutôt de faire une tentative d'interprétation spatiale, d'analyse. Avec cette technique d’empreinte, je décalque pour tenter de mieux percevoir, mieux saisir, mieux révéler. Ceci dans le but de nous aider à conscientiser l’espace, la précarité et non pas juste les utiliser
Je crois que ces objets m'intriguent parce que je ne les déchiffre pas. Ils ont un côté insaisissable. Derrière l’objet ou l’espace, ce qui me fascine c’est qu’il y a du “collectif”, de la pensée collective, de la réalisation collective, des dizaines, des centaines parfois des milliers de personnes qui ont contribué à la réalisation, conception, amélioration…
Si oui, pourquoi t’intéresses-tu autant au process ?
J’ai une pratique très empirique. Et je sens bien que je suis limité parfois pour tenter de faire apparaître un projet qui n'est souvent au départ qu’intuition. Ce qui est génial, c’est quand l’intuition, tu sens que de la partager des personnes ricochent dessus et te relance… Et que pas à pas des choses avancent parce que chez différentes personnes avec différentes connaissances, des choses se mettent en place petit à petit.
Le processus souvent reflète pour moi le rapport au collectif et le rapport au faire ensemble.
J'aime révéler que tout ceci est le processus de divers temps divers espaces.
Je n'ai jamais théorisé pourquoi le processus m'intéressait autant, mais de plus en plus il s'impose dans ma démarche. Ceci est peut-être dû au fait que j'enclenche de plus en plus de projet de création ou le collectif est et/ou le participatif est en jeu.
J'aime questionner ce rapport au collectif même si pour l'instant je n'ai pas encore pris de recul sur ce que ça induit mais il est sûr que J'ai été influencé, inconsciemment, par la lecture d’Esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud. L'œuvre d'art pour l'œuvre d'art m’a toujours posé question et le fait de me confronter, de chercher à créer avec les gens et non plus seul, l'œuvre ultime, comme la figure classique que l'on peut se faire de l'artiste.
Pourquoi plus s’intéresser à celles-ci plutôt qu’aux formes générées par les arts visuels ?
Mais est-ce que la nouvelle sculpture anglaise (Cragg/ Woodrow/ Deacon/Whiteread/ Kapoor) a eu une influence sur ton travail ? Et si oui, comment ?
La sculpture anglaise a eu un grand impact sur moi, dès que je l’ai découverte. Parce que ces sculpteurs/installateurs jouent et déjouent les objets du quotidien. Ils démontent, les accumulent, les trient, les disposent, les composent, s’amusent avec l’objet et/ou les rebus dans de véritable mise en scène qui viendront défier le spectateur et le visiteur. Le jeu m’a toujours plu dans le rapport qu’il tentait de domestiquer dans de nouvelles relations à établir dans la sculpture.
Y-a-t-il actuellement d’autres artistes dont tu regardes plus particulièrement l’évolution ? Et est-ce qu’ils contribuent à nourrir ton travail ?
Je continue à regarder Brancusi, Duchamp, quand j’ai un peu de temps ou alors quand ils sont mis à l’honneur.
Cependant, contrairement à mes années d'étudiante, mon éventail de lecture a pu s’élargir et j’ai pu prendre le temps d'y faire des ponts avec plusieurs disciplines tel que le design, l’architecture, la peinture, et l'artisanat d’art.
Mais je tente également de rester attentif à l’évolution de créatrices et créateurs actuels. Il y en à tout plein avec des formes de création bien diverses.
C’est important de savoir se donner du temps pour être dans une veille constante des nouveautés, tout en se référant régulièrement à des choses et des styles déjà existants …
High and low
Est-ce que le domaine des arts appliqués a eu ou a une influence sur ta pratique ? Je pense notamment aux grands mouvements comme l’art nouveau ou l’art décoratif et le modernisme mais plus encore le postmodernisme avec le groupe Memphis et Ettore Sottsass mais aussi au travail de la designeuse Matali Crasset.
Ma pratique est grandement influencée par les arts appliqués. C’est d’ailleurs ma source d’inspiration. Je ne fais que me référer à des objets usuels pré existants. Je n’invente rien, je décalque et interprète.
Cette démarche qui consiste à mettre de la créativité, à modifier formes et couleurs dans toutes les réalisations même les plus modestes.
Peut-on dire de toi que tu es une designeuse de l’in situ ?
Super ce terme de de “designeuse de l’in situ". Je ne l’ai jamais employé mais il me plait bien.
Oui le domaine de l’art appliqué est une influence majeure.
Ma pratique oscille sans arrêt entre les deux J’adapte en fonction des commandes. Les réponses aux invitations sont variées (soit je propose, un atelier, un moment d’initiation et de rencontre, soit une participation à une étape de création, soit à la confection d’une œuvre ou d’une publication.
À savoir que c’est la nature de la commande qui va définir l’évolution dans le projet. Et que tu peux t’investir autant dans des projets de niche liés à des univers totalement éloignés de l’art contemporain.
C’est complètement cela. Je m’efforce de prendre les multiples paramètres d’un projet, d’une commande. Je les entremêle, les mixe, les triture, écoute les idées, paramètres, obligation et fait une proposition.
Cuisine/ série
Comment se passe la conception de tes projets, as-tu des modalités de travail expérimentales qui seraient comme une base de données où as- tu une idée très précise, rapidement de ce que tu veux obtenir ?
Ceci dépend de la nature des projets et de la commande. Parfois j’ai une image immédiate qui m’apparait. D’autre fois c’est plus laborieux, mais je pars du principe qu’il faut un temps de recherche et conception.
Je commence principalement par un temps de rédaction. Je crée des fiches projets, ou j’indique les différents points énoncés dans la proposition. Ça me permet de poser le cadre.
Puis en fonction du projet je vais faire des recherches iconographiques, techniques, de matériels…
Comment se construisent tes réalisations ? Fais-tu des croquis au préalable ? Utilises-tu le médium photographique dans ce processus comme document ?
Très peu de croquis, plutôt des maquettes, et beaucoup de photos et des photomontages. Les photos me servent de prise de notes. Et puis si le besoin s’impose je demande de l’aide pour des dessins plus techniques.
Est-ce que le travail sur des carnets de travail a une place prépondérante dans la gestation de tes projets ?
Je prends énormément de notes. Ça m’aide ensuite à rédiger les projets. Je fais de petits croquis… Le carnet me suit quasiment autant que mon téléphone portable. L’ordinateur portable est aussi un outil indispensable.
Est-ce que le travail d’atelier, de recherche est-il particulièrement long afin de prévoir toutes les situations possibles ?
Pas assez long à mon goût. Mais oui c’est essentiel, Actuellement j’ai la chance de pouvoir avoir assez de place. Je peux ainsi mettre plusieurs projets en attente, et ne pas avoir à les ranger à chaque fois. Même si le rangement est primordial dans ma pratique.
Dans le cadre de projets réalisés à plusieurs, notamment avec le collectif l minuscule, passez-vous par des étapes de brainstorming ?
C’est obligatoire. Pas de projet collectif sans concertation.
Qu’est ce qui fait que tu/vous développes des projets rhizomatiques qui semblent évoluer et développer de nombreuses ramifications, je pense à tous tes projets autour de la forme du container, qui semble ne pas avoir de fin ?
Voyager léger, Variation autour du container s'inscrivant dans un dispositif intitulé de résidence Jumelage proposé par de la Drac Normandie. Et comme je conçois de nombreux projets avec différents public (collégien, lycéen, personnes âgées…), j’adapte des réalisations en fonction de leurs âges et du contexte d'apprentissage.
Créer en collectif
Est-ce que pendant tes études tu as déjà travaillé sur des projets collectifs ?
Oui, mais ce n'était pas forcément imposé par les enseignants. C’est plutôt entre élèves qu’on le faisait. On se donnait pas mal ce de coup de main.
Depuis quand as-tu crée le collectif l minuscule ?
Depuis 2013.
Peut-on dire que ta posture est à l’opposé de la posture de l’artiste travaillant seul dans sa tour d’ivoire ?
Certains artistes ont une démarche très solitaire. Ce n’est pas mon cas. Plusieurs paramètres m’y ont poussé. Le besoin d’un atelier, la précarité du statut, les projets à projets proposés par les tutelles… Et puis tout simplement c’est peut-être ma nature et ma culture.
J’ai appris à sortir régulièrement de ma zone de confort. Découvrir de nouveau lieux, différents contextes sociales, devoir se faire accepter en tant qu’artiste.
Qu’est-ce que t’apporte le travail à plusieurs ?
Ouvrir les possibles, Aller plus loin dans les projets, relever des défis, développer sa connaissance, apprendre de nouvelles techniques, et surtout ne pas être seule.
As-tu des références d’artistes auxquels tu t’es particulièrement intéressée, je pense aux artistes qui mettent en place des dispositifs contributifs à la conception des œuvres, comme Thomas Hirschhorn ou Atelier Van Lieshout, le collectif Ici même, Antonio Gallego… Il semble à la différence de leurs démarches que tu n’es pas une plasticienne engagée qui défend des causes politiques ?
Cette question m’est rarement posée. Merci de la poser !
Je ne le revendique pas, mais oui ma pratique est engagée.
Quelle place peut avoir la création dans la cité, dans le quartier, dans le groupe social pour toi ?
Crois-tu à une évolution douce de la société et une place donnée à l’art dans le tissu social, très éloignée de ce qui peut être considérée comme une condescendance par certains milieux, cet élitisme des arts contemporains ?
La place de la création dans la cité est primordiale. J’aimerais croire à cette évolution douce. Mais elle ne peut pas se faire que par les artistes. Il faut des relais, (tels que les galeries d’arts dans les écoles, comme ici à Eu), les enseignants, mais aussi des proviseurs, les villes…
Construire avec du léger
Le léger, le délicat a longtemps eu une connotation négative dans la sculpture, longtemps associée aux femmes artistes en opposition aux poids lourds masculin quand on pense à Auguste Rodin, Brancusi, Antony Caro… la nouvelle sculpture anglaise et même la version US du land art.
Le matériau qui semble être récurrent dans un grand nombre de tes projets est le papier.
Ton instagram se nomme d’ailleurs clairpaper !
Le papier qui te permet de mouler des objets, de le plier pour concevoir des formes de grande taille, mais aussi de le découper, le sculpter et jusqu’à t’intéresser de manière très professionnelle à la conception de celui-ci.
Que représente pour toi ce matériau ?
Qu’est ce qui explique que tu te sois autant passionnée dans la conception même du matériau ?
En premier lieu le papier m’intéresse pour sa fragilité, sa malléabilité, et sa capacité à être transformé relativement rapidement et facilement. Le papier m'intéresse pour sa précarité, et son côté éphémère.
Il me permet via la technique que j’emploi de faire des empreintes, des moulages d’objets ou d’espace du quotidien, ceci avec du papier de soie blanc.
Comme des sortes de défi, l’idée était de me confronter à ces volumes, comme pour mieux les comprendre, pour mieux les appréhender. Et puis il était assez drôle de constater que pendant ces prises d’empreinte, je me retrouvais dans des postures de peintre, de plombier, pour les toilettes de carrossier ou mécanicien avec la voiture et le bus.
Au début, tous les objets ou espaces dont je venais prélever un moule en papier étaient des objets à l’échelle 1 (des escaliers, une pièce entière de toilette WC, des murs, mais aussi une voiture, un bus, des fragments d’appartement (cf.Fonction/Format 3).
Cette technique n’est pas couramment utilisée. Quand je conçois un objet en papier, je fais tout pour qu’il soit 100% papier. Sauf pour certains volumes ou je suis obligé de mettre un minimum de structure pour l’exposer.
Le papier, je ne dessine pas dessus, je dessine avec.
Mais que dans un autre ordre de matériaux, tu vas aussi faire concevoir des pièces de grande taille, en béton, en bois.
J’ai cru que j’allais faire des créations en papier toute ma vie et que c’est cela qu’il fallait faire. Car certains enseignants nous incitaient à faire cela, pour répondre à certaines galeries. Je m'étais ainsi forgé cette croyance qu'une fois que l’on avait trouvé sa technique et sa matière, son identification plastique de prédilection, il ne fallait pas en changer, car les gens, le public n’allait pas s‘y retrouver.
Et puis, plusieurs facteurs ont fait que j’ai réussi à m’extirper de cette croyance, de cette injonction. D’une part que je n'avais pas de galerie. Deux, que je me sentais dans une impasse et une certaine solitude dans ma création, et trois parce que j'avais des demandes de plein de gens différents, pour pleins de projets différents. Et je me suis laissée aller à ces commandes, en communication visuel, faire de souliers avec des publics, création de scénographie pour des festivals de musique…
Et j’ai adoré ne pas rester enfermé dans un système (mon propre système. Celui que je m’étais mis en place, à moment donné, mais qui avait surement sa propre obsolescence. J’ai adoré rencontrer des défis, rencontrer de nouvelles personnes, des réalités autres que les miennes. Et puis je me suis rendu compte que j’avais acquis des capacités d'analyse et de retranscription qui intéressaient des personnes pour des projets qu’ils menaient.
Valorisation du faire manuel
Nombreux sont tes projets où la conception manuelle à une importance primordiale, que penses-tu du fait que la société ne s’est que trop éloignée de la connaissance de la technique, des processus de conception des artefacts par excès du digital ?
Je n’ai rien contre le digital tant qu’il est utilisé à bon escient. Mais je suis persuadé que le rapport au corps et au charnel est constamment à interroger, à bousculer. Le corps, les gestes, les postures sont importantes.
Ce retour récent en France de la valorisation des métiers d’art va-t-il pour toi dans le sens de ton travail ?
Depuis quelques années, je découvre le secteur des métiers d’arts via mon compagnon qui est artisan d’art. C’est vrai que ce n’est pas sans avoir une influence sur mon évolution. J’ai découvert ce secteur qui existait en parallèle de celui de l’art contemporain. Depuis quelques années, ces formes de créations se rencontrent de plus en plus.
Présentation/ monstration
Est-ce différent pour toi d’exposer seule en tant que plasticienne plutôt que de présenter un projet dans une optique plus liée au Design ?
Les deux se nourrissent même si les règles du jeu ne sont pas tout à fait les mêmes.
Tu portes un soin bien spécifique dans la conception des présentations de tes projets, on peut parler de scénographie.
Comment envisages-tu la présentation de ton travail, est-ce que chaque projet est une opportunité de travailler à un mode de présentation différent ?
Effectivement, à chaque fois je crée de nouvelle façon de présenter
Est-ce que, pour toi, l’exposition est une œuvre en tant que-t-elle, comme ont pu le montrer la génération des artistes issus de l’école de Grenoble (Philippe Parreno/ Pierre Huygue/ Dominique Gonzalez Foerster) ?
As-tu des références qui nourrissent ta réflexion dans ce domaine de la monstration de l’œuvre, de la scénographie ?
Non je n’ai pas de référence et je n’ai jamais réfléchi en ces termes…
Exercer un métier
Est-ce difficile d’avoir un lieu de travail dans une grande ville ?
Avoir un atelier, un lieu de travail dans le domaine de la création et de la production est un véritable souci, et il reste complexe partout.
As-tu eu des difficultés à trouver un équilibre entre travail de plasticienne et activités rémunératrices ?
Oui. Les choses se font petit à petit. L’activité complètement rémunératrice immédiatement se fait rarement, en tout cas de sa propre création.
Comment t’y es-tu prise ?
Quelle définition donnerais-tu au métier de plasticienne en 2024 ?
Exploratrice créative à tendance polyvalente, endurante et flexible.
Penses-tu qu’il est obligatoire de vivre dans une grande capitale pour être à même de pouvoir ressentir et exprimer l’actualité du réel ?
Non pas forcément. Mais il reste important de se nourrir et de rester connecter aux actualités de la création, en allant voir régulièrement des expositions de créateurs actuels.
Autre champs artistiques/ Références
Excepté l’art visuel, y-a-t-il d’autres disciplines artistiques dont on peut dire qu’elles ont une importance pour nourrir le champ de ta créativité ?
Oui. Le design, l'architecture, l'artisanat d’art… tout ce qui touche au domaine de la création
D’autres disciplines des sciences humaines, la littérature, la sociologie, la géographie, l’histoire, autres ? Ou le documentaire, le cinéma ? Les séries ?
De nombreux champs cités ci-dessus me nourrissent. J’écoute beaucoup la radio, du coup j’écoute de nombreux chercheur·euses autant dans le domaine scientifique, mathématique, sociologique, ainsi que l'urbanisme, que de l'ingénierie… À présent je n’ai plus trop le temps, mais j’aime aller à des conférences ou des tables rondes, écouter des personnes développer ou partager leur champ de réflexion et de connaissances.
Littérature/ essais
As-tu des romans, des essais qui t’ont marqué et qui nourrissent encore ton travail ?
Gaston Bachelard, la poétique de l’espace.
En sémiologie, le gros livre de Florence De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne et contemporain, actuellement j’essaie de lire pas mal de bio d’artiste…
Musique
Est-ce que la musique a une importance dans tes processus créatifs ?
J’écoute dès que je peux la radio, France Culture majoritairement. La musique pour moi c’est soit une écoute contemplative ou alors pour danser. Mais pas pour travailler. La musique ça me prend trop d'espace, je ne n’arrive pas à me concentrer.
À Rennes, j’écoutais beaucoup de musique par l’intermédiaire d’amis qui m’ont fait écouter beaucoup de musique (en passant du rock, ou musiques expérimentales (minimaliste, concrète,électronique, sériels…). Plus tard, j'ai aussi participé à l’organisation de nombreux concerts.
Engagement
Une autre de tes facettes est la transmission.
Considères-tu que celle-ci est à même de pouvoir rapprocher le plus grand nombre de la création contemporaine ?
Oui, je ne le ferais pas sinon. Et je sais que nous sommes beaucoup d'artistes à le faire.
Penses-tu qu’en France il y a un manque de temps donné dans l’enseignement de l’histoire de l’art, à l’architecture, au design, une éducation à l’image mais aussi à l’évolution des formes permettant au public d’envisager la création contemporaine avec un regard éduqué ?
Vaste question. Car en France, nous sommes tout de même privilégiés contrairement à d'autres pays. Il manque cependant encore du temps pour une éducation à l'environnement, au milieu qui nous entoure (et ceci pour autant les zones dites rurales qu’urbaines). Un paysage comme un objet ça se lit, s’interprète. Celle-ci pourrait passer par une sensibilisation plus connectée à l’architecture, le design, le tout alimenté par le regard des artistes.
Ce qui manque c’est peut-être d’apprendre à faire des correspondances entre les choses, et de ne pas oublier que derrière les objets utilisés au quotidien il y a un designer, des architectes, des artisans, des techniciens qui ont des connaissances et des gestes indispensables.
Est-ce que ce type d’implication correspond à une démarche politique de ta part, à savoir apporter la possibilité de réaliser des formes artistiques et de connaître l’évolution de l’art au plus grand nombre ?
Oui il y a de cela.
Culture/ voyages
Est-ce que les voyages nourrissent l’évolution de ta pratique ?
Oui, c’est primordial. Le voyage permet la surprise et de sortir de sa zone de confort. Voyager permet l’éveil de nouveaux sens, tel que les goûts, les ambiances, les températures, les lumières, les repères, les espaces, les panneaux de circulations… Ceci permet ensuite de comparer et d’ouvrir ces sens, voire de les affiner.
As-tu fait des voyages qui auraient été déclencheurs de « virages » dans ton travail ?
Effectivement. J’ai pu entre autres partir dans le cadre d’un échange Erasmus en 1997 à Barcelone pendant 3 mois. Ceci juste avant de passer mon diplôme de DNAP (diplôme national d'arts plastiques, cursus de trois années d'études post-baccalauréat). C’était la première fois que je partais seule à l’étranger, sans famille, sans amis. Ce fut très formateur. Et j’ai pu vraiment prendre le temps de tester mes propres intuitions, avec tout le bagage accumulé lors de mes études et ceci pour la première fois sans le regard et la pression de quiconque. Bien sûr, à mon retour, je m’y suis confronté. Mais j’avais pu me concentrer à ma manière, me donner mes principes et travailler à mon rythme.
J’ai également eu la chance en 2019, d’avoir une bourse de recherche par la Ville du Havre, pour faire une résidence de création à l’étranger. J’ai pu proposer une destination en lien avec un projet. J’ai proposé un voyage itinérant entre la France, la Suisse et l'Italie, intitulé “Voyager léger, variation autour du conteneur”.
Ou es-tu comme, encore Caspar David Friedrich, à qui on a reproché de ne pas avoir fait le voyage à Rome auprès des grands maîtres, qui déclarait, pour résumer, « pourquoi faire le voyage à Rome, puisque dans un grain de blé on peut voir Dieu » ?
Je reviens justement tout juste d'Italie et de Rome. Je n'ai malheureusement pas pu assez visiter la ville, mais le peu que j’y ai vu c’est juste incroyable. Je comprends tout à fait l’idée de parfois se contenter de son environnement ou de petites choses pour s’inspirer. Mais certains lieux sont tout de même plus tristes ou plus arides que d'autres et peuvent assécher l’imagination et la créativité. En tout cas la stimuler. Ainsi pouvoir découvrir que des constructions peuvent être majestueuses ou en lien avec des pans de l’histoire c’est d’autant plus important et nourrissant.
Quand on a goûté au voyage et qu’il alimente autant, voyager ensuite, c’est vital. Cependant le voyage se prépare et un fil conducteur (et quelques petites ramifications) sont indispensables.
Strates ou « pas »
Si tu envisages ta carrière, considères-tu que tes projets comme se superposant les uns au-dessus des autres, l’ensemble constituant un mur (dans un sens positif, constructif) ou les voies tu plutôt comme des « pas » qui construisent ton chemin de vie ?
J’avance plutôt pas à pas. J’enchaine les créations et les projets en fonction des invitations. Le mur, je ne l’ai pas constitué. Pas mal de créateurs travaillent ainsi, plutôt de façon frontale. Mais ce n’est pas mon cas. Peut-être par manque de temps et aussi car ce n’est pas ma méthode de construction de projet. Un autre étudiant en art quand nous étions aux beaux-arts, m’avait dit que lui il aimait la notion de ricochet, J’ai l’impression que ma manière d’avancer très intuitive est plus dans cette image du rebond ou je réagis à une série d'événements amenés les uns par les autres.
Vois-tu une évolution dans tes réalisations ?
Oui, il y en a plusieurs. Les énumérer n'est pas si simple.
Sais-tu sur quoi tu vas travailler dans les cinq ans à venir ?
Cinq ans c’est très long, il est difficile de se projeter aussi loin. Mais c’est le cas pour pas mal d'entreprises même sans être artiste.
Les propositions ne sont que rarement une année sur l’autre. Avoir une vision sur six mois c’est déjà énorme. C’est l’idéal mais évidemment pas une norme.
Souvent les artistes visuels disent que leurs réalisations les aident et sont indispensables dans la construction et la connaissance de leur identité et qu’elles sont indispensables à l’évolution de leur vie, es-tu dans le même cas ?
Oui, l’identité dans la création et les réalisations paraissent indispensables. Elle peut exister soit esthétiquement soit formellement mais aussi sur les thèmes abordés (dans mon cas, le contenant, l’emballage, la transformation de l’espace, avec une préoccupation récurrente avec le réemploi…).
Sachant qu'il y a autant de possibilités de créer qu’il y a d’artistes. Il y a d’une part différents médiums, supports et différents axes de recherche et de création. Ainsi certains artistes n'aboutissent jamais à un projet sur les mêmes médiums. C’est le cheminement qui les y amène. Et ceci constitue leur identité. Et c’est ce qui est quasiment mon cas maintenant.
Si “l’objet” même sur un support dit virtuel du projet n’existe pas, c’est difficile de dire qui fait œuvre et de terminer sa nature. Il y a de plus la notion du domaine d'application, installation artistique, sculpture, peinture, gravures, objet d’artisanat d’art, objet de design. Chaque créateur à sa “patte”, des caractéristiques dans son expressivité. C’est d’ailleurs comme cela qu’on les reconnait.
Le champ est vaste. À savoir que même certains collectifs ont leur identité. On peut les reconnaître à leur capacité formelle d’analyse et d'expressivité formelle.
De fait, penses-tu qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaire à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?
Ça dépend de chaque artiste, mais en général ça ne va pas sans remise en question, recherche de solution adaptée et adaptation régulière de sa pratique quant à son environnement économique, social et environnemental.
Penses-tu que l’on peut comprendre l’artiste, son psychisme en regardant ses œuvres ou faut-il analyser de manière sociologique, ses conditions de vie, d’habitation, pour comprendre l’œuvre ?
Je ne pense pas que ce soit aussi évident. Même si ça peut donner des clefs chez certains artistes. Les apparences peuvent être trompeuses d’une part. Car l’œuvre, l’objet, peut se créer dans tellement de conditions et prendre leur origine dans tellement de contextes (le monde étant multiple). Et une fois l'œuvre finie et sortie de son contexte de création, elle devient autre.
Titre
As-tu choisi un titre pour ton exposition à L.A. Galerie ? Et si oui, pourquoi ce titre ?
L’exposition s’intitule S’emparer du paysage.
Les petites sculptures en papier que je présente ont un caractère réaliste étant inspirées d’objets de nos paysages quotidiens. Par exemple, les engins de chantier ne sont pas des objets avec lesquels nous avons une connexion intime, ni reliés à une forme de poésie, ni que l’on va prendre le temps de contempler dans un paysage. Ils sont pourtant bel et bien omniprésents dans nos paysages, et surtout ceux de l’entre deux, c’est eux qui participent à la transformation des paysages.
J’aime bien le verbe “s’emparer”, car il a un lien à une action. Peindre étant une façon de s’emparer, prendre une photo également. “S’emparer” est cependant souvent utilisé dans des termes liés à prise de possession de manière rapide ou avec force. Ce qui n’est pas du tout mon intention ici, bien au contraire. Je suis plutôt dans l’idée d'une appropriation douce, silencieuse, un “capture tranquille" avec l'empreinte en papier. Un objet, pour le comprendre, j’ai besoin de l’envisager dans son volume C’est une tentative de « capter cet objet » pour le révéler dans son environnement. Le fait que ce soit des miniatures, c’est peut-être aussi une posture de géante qui s’empare du paysage.
Donner à voir le monde invisibilisé.
On associe le statut d’artiste à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société, est-ce ton cas ?
Ou en d’autres termes, te considères-tu comme une artiste engagée ?
Mais sur des domaines plus invisibilisés de l’engagement, un engagement social ?
Dans ma démarche, il a effectivement un engagement social et sociétal. Je ne le revendique pas. Mais il est là. J’essaye de concevoir des projets et/ou des créations de telle sorte que des “petites révélations” apparaissent pour les différents publics rencontrés directement ou indirectement (restitution ou exposition). Le tout en activant des moments où l’on fabrique seul et/ou collectivement.
J’ai adoré et j’adore toujours que l’on me fasse découvrir des choses. Je tente à présent également de partager mes propres découvertes, le tout dans une démarche créative.
Penses-tu que l’art peut encore être une possibilité de mettre en lumière des situations que la société aimerait laisser dans l’ombre, cachées ?
J’espère bien. “Mettre en lumière des situations” : je crois que ceci résume bien ma façon de pratiquer. Une “situation” ça peut être par exemple l’omniprésence des cartons d’emballage alimentaire, la question de la conteneurisation des marchandises dans notre société de consommation.
Wim Wenders vient de sortir un film qui se passe au Japon, The perfect days sur la vie d’un employé qui entretient avec passion et délicatesse les toilettes publiques, penses-tu que l’être humain devrait être beaucoup plus attentif aux petites choses et plus respectueux des invisibles qui font que la vie en société est possible ?
Je crois que dans ce film, que je n’ai pas encore vu, mais dans les extraits que j’ai pu voir il y a une attention aux gestes, à leur répétition, leurs maîtrises. Et que ces petits gestes du quotidien, ces attentions, ont toutes leur importance.
Statut
Penses-tu que le statut actuel des artistes auteurs en France est-il un statut idéal pour construire une œuvre artistique ?
Ou considères-tu que la charge de devoir gagner sa vie, par d’autres biais, nuit à la construction de votre travail artistique ?
Le statut actuel est loin d’être idéal. Rare sont les artistes qui vivent entièrement de leur création. De nombreux amis créateurs autour de moi le complète en restant le plus près possible à proximité de la création. Comme par exemple par des métiers en tant que technicien dans des entreprises spécialisées, des écoles d’arts, comme enseignants, voire surveillants d’expositions dans des musées, ou encore en tant que vendeur dans des magasins spécialisés type beaux-arts. Dans ces exemples, j’ai pu en expérimenter moi-même plusieurs.
Entretien préparatoire à l’exposition à L.A. Galerie du Lycée Anguier de Eu, réalisé entre Claire Le Breton et Thibault Le Forestier – Hiver 2024/25