E/ ENTRETIEN
MARC-ANTOINE GARNIER – THIBAULT LE FORESTIER
PRINTEMPS 2025
Éveil et parcours de formation
Les premières rencontres humaines ou matérielles avec l’expression artistique sont souvent considérées comme structurantes, primordiales du parcours à venir.
Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans ton enfance ?
Je ne sais pas s’il y a eu un ou plusieurs éléments déclencheurs mais je me souviens avoir éprouvé un grand plaisir à travers les jeux de construction, les activités manuelles et les ateliers peinture improvisés à la maison le mercredi.
Étais-tu prédisposé socialement à devenir plasticien ?
Non, pas vraiment. Mon père est ouvrier et ma mère est secrétaire de mairie. Je viens du monde rural, d’une famille implantée depuis des générations au même endroit et éloignée de la culture.
Est-ce que dans ta scolarité, il y a eu des enseignants, des contacts qui ont nourri ta volonté d’entamer une formation artistique ?
Il n’y a pas eu de contacts ayant nourri ma volonté d’entamer une formation artistique. Pendant mon parcours, j’avais bien évidemment un fort intérêt pour les cours d’arts plastiques mais je ne savais pas qu’il était possible à ce moment-là de suivre une formation artistique.
Ou est-ce un parcours qui s’est construit en dehors du cycle de l’école ?
Mon parcours s’est construit sur le tard, en dehors du cycle de l’école. La volonté de me lancer dans une formation artistique est arrivée bien après le lycée. Suite à l’obtention du baccalauréat, je me suis engagé dans une formation que je n’appréciais absolument pas (un DUT technique de commercialisation). J’y suis resté 1 mois avant de prendre une année sabbatique et ainsi réfléchir à mon avenir. La réflexion a été longue et douloureuse avant de comprendre que ce que je souhaitais faire était en lien avec l’art et que c’était pour moi la seule chose motivante. La suite a été merveilleuse avec mon entrée en classe préparatoire à l’École des Beaux-Arts de Saint-Brieuc. C’est véritablement à ce moment-là que tout a basculé.
Être artiste dans la société
Quand tu te présentes dans l’espace social, comment te « désignes » tu ? Artiste, plasticien, photographe, autre ?
Je dis que je suis artiste plasticien.
Est-ce que c’est un statut facile à faire accepter dans le corps social, dans ta famille, tes ami(e)s non artistes ?
Étant donné que personne dans mon entourage n’était dans le milieu culturel, les choses se sont faites petit à petit. Je crois qu’au début les gens ne voyaient pas cela comme un métier mais comme une activité de loisir. Encore aujourd’hui cela semble encore difficile à comprendre pour certains puisque je cumule avec un emploi à côté. Très souvent quand on me demande si tout se passe bien au travail, les gens évoquent uniquement mon travail alimentaire.
Qu’est-ce que représente l’art pour toi quand tu as fait le choix de te lancer dans des études supérieures artistiques ?
Au moment de débuter je n’avais que très peu de connaissances en histoire de l’art, je n’avais suivi qu’un enseignement d’arts plastiques au collège. Il y avait quelques notions mais quasiment rien de la création contemporaine. On peut dire qu’à ce moment-là je voyais l’art comme un territoire à découvrir avec énormément de plaisir à prendre.
Origines et création
Est-ce que le fait d’être originaire de Bretagne a eu une influence sur les formes, les couleurs de tes œuvres ?
J’ai passé les 18 premières années de ma vie au contact de la nature, à grandir à la campagne et à côtoyer la force brute des paysages bretons. Je me suis construit dans cet environnement, cela m’a façonné donc on peut dire qu’il y a une influence sur ma perception du monde.
Penses-tu que l’on peut mieux comprendre la production artistique d’un auteur au regard de ses origines, sociales, géographiques ?
Oui bien sûr même si ce n’est pas toujours le cas. Pour certaines démarches cela est très important même si pour d’autres cela semble anecdotique.
Penses-tu que faire ses études à Rouen, ville très riche en Patrimoine, a eu une influence sur ton évolution artistique ?
Là aussi, je pense avoir été influencé même si je n’en ai pas forcément conscience. Ce que l’on voit, ce que l’on côtoie a forcément des répercussions sur notre construction et nous façonne. Découvrir cette ville que je ne connaissais pas auparavant a éveillé ma curiosité et suscité beaucoup d’intérêt.
Écoles d’art
Tu es diplômé de quelle(s) écoles ?
Je suis diplômé de L’École Supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen. J’y suis arrivé en deuxième année après une première année aux Beaux-Arts de Rennes.
Est-ce que cela a été difficile de réussir le/les concours d’entrée ?
Je vais dire que c’était assez simple de réussir les différents concours, cela est dû à une très bonne préparation avec la classe préparatoire.
Est-ce que des artistes/professeur.e.s, ont eu des influences prépondérantes sur ton travail ? Mais bien sûr, cela peut-être les techniciens aussi.
De nombreux professeurs ont influencé mon parcours mais je crois que les noms qui me viennent rapidement à l’esprit sont ceux de Isabelle Le Minh, professeure de photographie à l’Esadhar et Philippe Inemer, technicien (également à l’Easdhar). Isabelle Le Minh m’a beaucoup aidé à faire évoluer mon travail photographique et Philippe Inemer m’a apporté l’exigence technique dans la réalisation.
Qu’est-ce qui a été notable dans les acquis de l’enseignement que tu as eu à l’Esadhar ?
Je trouve que l’on bénéficiait d’une grande liberté, notamment en quatrième année et cela a été important afin de trouver son chemin en tant qu’artiste. Cette liberté offerte couplée à une école familiale et des professeurs proches des élèves m’ont permis de trouver mon propre cheminement tout en étant accompagné, aidé par les professeurs. Le fait d’avoir été dans une école ou la photographie n’était pas beaucoup pratiquée m’a beaucoup aidé. Être entouré d’étudiants et de professeurs utilisant d’autres médiums m’a donné envie de m’ouvrir aux autres pratiques et cela a été extrêmement bénéfique.
A quel moment le médium photographique a-t-il été prépondérant pour toi dans ton cursus ?
Je me suis emparé dès la première année de la photographie, médium avec lequel j’étais le plus à l’aise. Je me souviens du tout premier sujet donné par notre professeur George Dupin avec une série argentique à produire sur le thème du jardin en se souciant de la façon de montrer ces images. Année après année, cela est resté mon médium de prédilection avec de nombreuses remises en question et une évolution constante de mes recherches.
Et est-ce que ta perception de l’écosystème art contemporain a changé par rapport à l’idée que tu t’en faisais lorsque tu as commencé à être plasticien dans les années 2015, après tes études ?
C’est assez difficile à dire puisque les choses évoluent petit à petit et on ne se rend pas compte des transformations, surtout quand on découvre ce monde. Avec le recul j’ai tout de même l’impression de voir quelque chose de moins dynamique. Il y avait peut-être une grande excitation au début avec l’impression de voir un écosystème vivant avec beaucoup d’expositions et de possibilités. Avec le temps j’ai l’impression que ces possibilités se sont réduites ; Des lieux ont fermé, les expositions se font plus rares et mon ressenti n’est plus le même puisqu’avec le temps j’ai perdu mon insouciance.
Influences/mouvements/ styles/ influx
Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques antérieurs auxquels tu te réfères plus particulièrement ?
J’explore différents mouvements en fonction de l’état de mes recherches. J’ai eu une période autour de l’art minimal lorsque je travaillais sur le ciel, un fort intérêt pour l’impressionnisme également à un autre moment ou encore un intérêt marqué au tout début pour les surréalistes.
La photographie contemporaine a été très marquée par le couple Bernd et Hilla Becher à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf qu’ils ont contribués à construire en tant qu’enseignant.
Est-ce que cette génération de photographes formés par le couple a eu une influence sur ton travail, ta méthode (Thomas Ruff, Andreas Gursky, Thomas Struth, Candida Höfer…) ?
J’ai été très marqué par cette génération. Pendant mes années d’études, ces photographes étaient des références importantes et l’exposition « Objectivités, La photographie à Düsseldorf » au musée d’Art moderne de la ville de Paris m’a profondément marqué. On peut dire qu’ils ont beaucoup influencé mon travail d’étudiant quand j’étais en 2/3/4è année et je pense que même si c’est moins évident maintenant, cela a façonné une partie de mon travail.
Si oui, peut-on dire que tu mets en place des protocoles dans tes œuvres?
Pas toujours mais sur des travaux un peu plus anciens comme Temps Solaire ou Crépuscule cela a été le cas.
Est-ce que le travail de la photographie française, je pense à Patrick Tosani, Natacha Lesueur, Valérie Belin, mais aussi Charles Freger a eu une influence sur toi ?
Au contraire de la photographie allemande, je n’ai pas vraiment été marqué par les photographes français.
Et bien sûr Jan Dibbets, quand je regarde ta série Pliages, mais aussi l’eau et les rêves, le temps solaire, cette recherche de représentation de l’expérience face au paysage, de représentation de l’espace, des espaces (espaces physiques, espace de l’expérience du temps). As-tu beaucoup regardé le travail du néerlandais ?
Effectivement, Jan Dibbets a eu une grosse influence et a même été déterminant. C’est Isabelle Le Minh qui m’a fait découvrir son travail quand j’étais en quatrième année. Une année pas vraiment évidente où je cherchais mon chemin et cette découverte m’a vraiment aidé à voir plus loin.
Tes pièces s’inscrivent dans un courant que l’on pourrait définir par de la photographie/sculpture, y-a-t-il des artistes dont tu regardes et suis le travail plus particulièrement ?
Il y a de plus en plus d’artistes qui utilisent la photographie et sa matérialité ; on parle beaucoup depuis quelques années de photographes-plasticiens. Michel Poivert en a d’ailleurs rassemblé un grand nombre dans son dernier livre « Contre-culture dans la photographie contemporaine ». Les Colonnes y figurent juste à côté d’un travail de Letha Wilson qui est une artiste que j’adore. Il y a d’autres artistes dont j’apprécie le travail et ils sont assez nombreux. Je pense à Constance Nouvel, Noémie Goudal, Hélène Bellenger ou encore Sébastien Reuzé.
Y-a-t-il actuellement d’autres artistes dont tu regardes plus particulièrement l’évolution ? Et est-ce qu’ils contribuent à nourrir ton travail ?
J’apprécie également le travail d’artistes qui s’expriment avec d’autres médiums que la photographie. Je pense à Maxime Verdier, Mireille Blanc, Sylvain Le Corre, Lise Stoufflet, Elodie Lesourd, Stéphane Thidet ou encore Vincent Mauger. Pour certains de ces artistes mon travail est très éloigné mais j’adore me plonger dans leur univers, je me laisse porter plus facilement qu’avec un artiste photographe ou je suis plus facilement dans le jugement, notamment sur la question technique.
Cuisine/ série
Comment se passe la conception de tes projets, as-tu des modalités de travail expérimentales qui seraient comme une base de données où as- tu une idée très précise, rapidement de ce que tu veux obtenir ?
Je n’ai pas vraiment de façon de travailler déterminée. Les choses évoluent en fonction des périodes. Il y a des pièces pour lesquelles j’avais une idée bien précise, c’est le cas du Nuage pour lequel je visionnais ce que je voulais faire. Pour d’autres j’ai des intentions, je passe par différentes maquettes et les idées évoluent au fil de temps, en fonction des contraintes techniques.
Est-ce que le travail sur des carnets de travail a une place prépondérante dans la gestation de tes projets ?
De moins en moins. Le travail sur carnet occupait une place importante à mes débuts mais depuis 5/6 ans je ne note plus grand chose. On va dire que tout est dans ma tête, je sais où je vais, ce qui m’intéresse. Il y a de nombreuses pistes mais je laisse aller et venir les idées et j’estime que les choses que je dois absolument faire finissent par émerger au bon moment, au point de revenir sans cesse jusqu’à la réalisation de la pièce. Peut-être que cette façon de fonctionner vient contrebalancer avec mon côté très organisé, rangé, méthodique.
Comment se construisent tes réalisations ? Fais-tu des croquis au préalable ? Utilises-tu le médium photographique dans ce processus comme document ? Fais-tu des maquettes ?
Je travaille essentiellement à partir de maquettes. Là aussi ma façon de travailler à évolué avec le temps et l’expérience. J’imprime en petits formats les photographies que je trouve intéressantes puis je coupe, je déchire, j’enroule, etc. jusqu’à créer un dialogue entre l'image et la forme.
Ou, est-ce dans l’atelier, de manière empirique, par recherches progressives et expérimentations que se construisent les pièces ?
Oui c’est bien comme cela que les choses se font, j’avance étape par étape. J’ai des intentions de départ, j’affine au fil des expérimentations jusqu’à obtenir la future pièce.
Thèmes à l’œuvre
La représentation de la nature est au cœur de ta pratique, quelle place prend-elle dans ton quotidien, es-tu adepte des sports en pleine nature ou marcheur ?
Elle occupe une place importante, primordiale. Je cherche sans arrêt le vivant autour de moi. Le rythme des saisons, la diffusion de la lumière et la force des éléments me bouleversent. Je suis sans cesse en observation, d’ailleurs je suis plutôt marcheur, j’adore déambuler dans la nature en prenant le temps de respirer, de regarder, de sentir les odeurs et de m’attarder sur des détails.
Tes idées de pièces naissent directement de l’expérience de la nature ou est-ce des questionnements sur l’image, sa représentation, sa matérialisation qui orientent la conception de celles-ci ?
Les idées naissent aussi bien de mon questionnement de l’image que de l’expérience de la nature. De par mon expérience et mon intérêt pour l’image plastique, j’ai de nombreuses idées de manipulation du médium mais j’ai également un grand nombre d’idées qui me viennent en observant le vivant. C’est surtout le cas pour mon travail autour du végétal, les idées de manipulation viennent de ce que je vois, de la forme des plantes, leurs couleurs, etc.
Pourquoi rapidement as-tu remis en question la planéité du médium photographique ?
Suite à mon DNAP, j’ai ressenti une grande frustration dans le fait de montrer mes photographies au mur directement après impression. Le travail de la main me manquait, je voulais retrouver l’expérimentation à l’atelier et le rapport physique à la matière. Finalement c’est par ce biais que j’ai envisagé utiliser la matière photographique pour m’exprimer et montrer les choses autrement. Petit à petit j’ai pris conscience de la potentialité du médium.
Que veux-tu faire vivre au spectateur en le faisant se déplacer autour du paysage, plutôt que de se confronter à la planéité de l’image photographique celui-ci ?
A travers mon travail, je souhaite troubler le spectateur, l’amener à se questionner sur ce qu’il lui fait face, sur la potentialité du médium photographique.
La représentation du temps, du passage de celui-ci semble être une notion au cœur de ta pratique, tu cites Muybridge et Marey qui ont été des déclencheurs, via la photographie d’une représentation du corps et des mouvements qui ont révolutionné la perception de l’espace et du temps et ont fortement influencé les Futuristes et un artiste comme Marcel Duchamp, y a-t-il des découvertes scientifiques actuelles ayant un impact sur ton travail ?
Je pense à la physique quantique, au progrès foudroyant de l’I.A, notamment.
Je ne m’intéresse pas vraiment aux découvertes scientifiques actuelles pour nourrir mon travail, je regarde les choses de loin et je laisse les choses se déployer. J’ai plus l’impression d’aller dans le sens inverse et de me nourrir de choses du passé. Il y a tant à apprendre sur ce que l’humain a fait par le passé, c’est assez stimulant de redécouvrir tout cela, de les revisiter, de les réinterpréter.
Tes œuvres naissent-elles de processus de recherches empiriques ?
Ma pratique étant assez variée, chaque réalisation m’ouvre des portes sur différents domaines. Chaque pièce nécessite des recherches et créé en moi un fort intérêt pour tout ce qui va s’en approcher. Je développe donc un travail basé sur l’observation et l’expérimentation qui va me nourrir pendant des semaines/mois. Plusieurs pistes émergent jusqu’à aboutir au fil du temps à une réalisation plastique correspondant à mes intentions de départ avec des caractéristiques techniques adaptées.
Peut-on dire que tu augmentes le réel plus que tu le documentes ?
Effectivement, je cherche à augmenter le réel, à amplifier l’expérience face à la photographie en apportant une manipulation qui dialogue avec l’image.
Présentation/ monstration
Tu portes un soin bien spécifique dans la conception des présentations de tes projets, on peut parler de scénographie.
Comment envisages-tu la présentation de ton travail, est-ce que chaque projet est une opportunité de travailler à un mode de présentation différent ?
Effectivement, chaque projet ouvre de nouvelles possibilités. Je considère qu’une nouvelle exposition est une nouvelle histoire à écrire, à construire. Chaque lieu a une histoire et des spécificités auxquelles il faut s’adapter et mes travaux se doivent de dialoguer du mieux possible entre eux ainsi qu’avec l’espace.
Est-ce que, pour toi, l’exposition est une œuvre en tant que-t-elle, comme ont pu le montrer la génération des artistes issus de l’école de Grenoble (Philippe Parreno/ Pierre Huygue/ Dominique Gonzalez Foerster) ?
Je pense en tout cas qu’il est nécessaire d’avoir une véritable réflexion sur la scénographie afin de servir au mieux le travail, de montrer dans les meilleurs conditions ses travaux pour écrire une histoire entre le travail et le lieu.
As-tu des références qui nourrissent ta réflexion dans ce domaine de la monstration de l’œuvre, de la scénographie ?
Pas vraiment. Je crois que les choses se font petit à petit sur la base de connaissance de mes pièces, du dialogue entre elles. Je trouve également que nous avons été très bien préparés à cela quand on était aux Beaux-Arts, je pense l’avoir bien intégré.
Exercer un métier
Est-ce difficile d’avoir un atelier dans une grande ville ?
Dans une grande ville je ne sais pas mais à Rouen c’est vraiment difficile de trouver un atelier.
Comment t’y es-tu pris ?
J’ai eu pas mal de chance. Finalement je crois qu’il en faut quand les opportunités se font rares. Directement après l’école j’ai entendu parler d’un atelier qui se libérait au Moulin du Robec et nous avons sauté sur l’occasion avec ma compagne. On y est resté 4/5 ans avant de trouver quelque chose de plus adapté et plus proche de chez nous. C’était l’appartement d’une amie qui était disponible la semaine du lundi au vendredi. C’était assez sympa, il était lumineux mais il était situé au 5ème étage sans ascenseur. Après 2 ans, on a décidé de le quitter puisqu’on a acheté une maison et aujourd’hui j’ai la chance d’avoir mon atelier chez moi. Pas très grand mais je sais à quel point c’est une chance de pouvoir travailler chez soi.
As-tu eu des difficultés à trouver un équilibre entre travail « alimentaire » et artistique ?
Là aussi j’estime avoir eu de la chance puisque j’ai toujours eu des emplois à mi-temps ou temps-partiel où la charge mentale n’était pas très importante. Cette organisation me permet d’avoir un temps d’atelier intéressant et un esprit libre même si le temps de repos reste assez réduit.
Quelle définition donnerais-tu au métier de plasticien en 2024 ?
Je pense tout d’abord que c’est une chance d’être artiste, d’avoir cette liberté de s’exprimer et de partager ses réalisations. Ce métier est un métier où le partage est de plus en plus important. La place donnée à l’artiste, bien qu’elle soit réduite dans des lieux d’exposition, est de plus en plus importante sur le terrain de la médiation, des rencontres avec le public et des actions culturelles. J’ai l’impression qu’il faut justement être présent sur tous les terrains et que l’image qu’ont les gens de l’artiste enfermé dans son atelier n’est plus vraiment d’actualité. Il y a également la présence numérique et le travail de l’image qui sont de plus en plus importants à travers notamment l’utilisation des réseaux sociaux. Il faut occuper l’espace et signifier sa présence au plus grand nombre, chose pas toujours évidente.
Enfin être artiste aujourd’hui c’est également encore et toujours des contraintes auxquelles il faut faire face. Les contraintes financières, le manque de stabilité, la difficulté de montrer son travail avec des expositions qui se font de plus en plus rares (surtout pour les plus jeunes) et un statut vraiment précaire.
Penses-tu qu’il est obligatoire de vivre dans une grande capitale pour être à même de pouvoir ressentir et exprimer l’actualité du réel ?
Non, je ne pense pas qu’il faille être dans une grande capitale pour ressentir et exprimer l’actualité du réel. Aujourd’hui on reste hyper connectés, les réseaux sociaux permettent d’avoir une bonne visibilité de ce qui se fait, d’être au courant de l’actualité des différents musées, centre d’arts, artistes, commissaires, etc. Les différents modes de transports permettent de bouger facilement et de s’y rendre lorsque l’on en ressent le besoin, l’envie. Il n’est pas nécessaire d’y vivre mais il est important de s’y rendre, d’y aller régulièrement. Chaque déplacement est extrêmement stimulant, enrichissant et permet de ressentir une certaine effervescence.
Autres champs artistiques/ Références
Excepté l’art visuel, y-a-t-il d’autres disciplines artistiques dont on peut dire qu’elles ont une importance pour nourrir le champ de ta créativité ?
J’aime me nourrir de tout. J’aime en particulier beaucoup la musique, la bande dessinée, le cinéma, l’architecture et depuis quelques années je m’intéresse beaucoup au jardin, à la botanique.
D’autres disciplines des sciences humaines, la philosophie, la psychologie, la sociologie, la géographie, l’histoire, autres ?
Je m’y intéresse aussi beaucoup, cela dépend des périodes. La psychologie et la sociologie de plus en plus je crois, la géographie également et depuis toujours.
Littérature/ essais
As-tu des romans, des essais qui t’ont marqué et qui nourrissent encore ton travail ?
Je ne pense pas avoir de lectures vraiment significatives pour mon travail même si quelques livres ont fait avancer ma réflexion au cours des dernières années. Je pense à mes premiers questionnements sur l’image et les deux essais de Walter Benjamin : « L’oeuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique » et « Petite histoire de la photographie ».
« Les rêveries du promeneur solitaire » de Jean-Jacques Rousseau est un livre qui me vient également à l’esprit tout comme « L’homme qui marchait dans la couleur » de Georges Didi-Huberman qui a beaucoup fait avancer mon travail autour du ciel et notamment de la pièce « Temps solaire ».
Enfin je peux citer « Botaniste » de Marc Jeanson, une lecture un peu plus récente qui vient nourrir mon intérêt pour le végétal.
As-tu des œuvres marquantes ?
Pour les films, documentaires et séries c’est plus difficile de donner quelque chose qui sorte du lot. J’en ai visionné un grand nombre et j’ai tendance à en apprécier beaucoup. Si je dois donner deux films pour lesquels j’ai eu le sentiment de prendre une claque après visionnage (et qui n’ont rien à vois avec mon travail) je dirais « Le fils de Saul » et « Whiplash ».
Musique
Est-ce que la musique a une importance dans tes processus créatifs ? Quelles sont tes références ?
Oui, elle est surtout présente à l’atelier, elle accompagne mes recherches, mes réflexions et mes différentes réalisations.
Je n’ai pas non plus de référence qui se dégage, on va dire que j’ai des périodes. En ce moment j’écoute beaucoup Hania Rani et Guillaume Poncelet par exemple.
Engagement / transmission
Penses-tu qu’en France il y a un manque de temps donné dans l’enseignement de l’histoire de l’art, à l’architecture, au design, une éducation à l’image mais aussi à l’évolution des formes permettant au public d’envisager la création contemporaine avec un regard éduqué ?
Je pense que nous avons un gros manque. Quand je vois l’importance que cela a pris dans ma vie et à quel point ça a été un bouleversement, je trouve que ce qui est fait n’est pas à la hauteur. L’art est une ouverture sur le monde et permet le développement de l’esprit critique, seulement on ne donne pas assez de place à cet enseignement.
Culture/ voyages
Est-ce que les voyages nourrissent l’évolution de ta pratique ?
Par le passé, cela a beaucoup fait évoluer mon travail et aujourd’hui je considère que chaque déplacement, aussi court soit-il, est un voyage. Par l’observation, tout est susceptible de changer notre regard sur le monde.
As-tu fait des voyages qui auraient été déclencheurs de « virages » dans ton travail ?
Avec l’École des Beaux-Arts de Rouen j’ai eu la chance de faire de nombreux voyages. Chaque année il y a avait la possibilité de partir à l’étranger. Il y a eu Berlin en deuxième année, Nisyros (Grèce) en quatrième année, le Japon en cinquième année et enfin New-York pour la fin de nos études. Chaque déplacement à l’étranger est venu nourrir mon travail mais celui qui a eu le plus d’impact et qui m’a bouleversé est mon tout premier voyage au Japon en 2013.
Ou es-tu comme, encore Caspar David Friedrich, à qui on a reproché de ne pas avoir fait le voyage à Rome auprès des grands maîtres, qui déclarait, pour résumer, « pourquoi faire le voyage à Rome, puisque dans un grain de blé on peut voir Dieu » ?
Comme dit précédemment, ces voyages ont été des déclencheurs, ils ont changé ma façon de regarder, de voir le monde. Cela a eu une telle influence qu’aujourd’hui je voyage beaucoup moins et je regarde ce qui m’entoure avec intensité et curiosité. En effet, depuis une petite dizaine d’années j’évite au maximum de prendre l’avion et donc de me déplacer sur des longues distances. Je ne me sens pas contraint par ce choix puisque je me rends compte de la richesse et la beauté de ce qui nous entoure. Quelques secondes dans mon jardin me suffisent pour voyager.
Quelle place a eu ta résidence au Japon en 2013 ?
Ma résidence au Japon a été un véritable bouleversement et un déclencheur après une année de questionnements liés à mon travail photographique où je restais sans solution. Tout s’est débloqué sur place et c’est à ce moment-là que mes recherches ont véritablement évolué. Ce voyage a changé mon travail mais m’a surtout bouleversé en tant que personne : mon rapport au monde, au vivant a changé même si j’en ai pris conscience bien des années plus tard.
Strates ou « pas »
Si tu envisages ta carrière, considères-tu que tes projets comme se superposant les uns au-dessus des autres, l’ensemble constituant un mur (dans un sens positif, constructif) ou les voies tu plutôt comme des « pas » (je pense au « pas » japonais dans les jardins) qui construisent ton chemin de vie ?
Je vois plus les choses comme des pas. J’ai une vision globale de la direction que je souhaite prendre mais je ne sais de quoi sera fait mon chemin. Chaque rencontre, chaque exposition, chaque réalisation construit cette route et je me nourris de ces moments pour avancer, apprendre, en espérant construire quelque chose qui me corresponde.
Vois-tu une évolution dans tes réalisations ?
Je vois globalement la direction dans laquelle je vais même si je ne vois pas concrètement ce que cela va donner en termes de réalisations. Depuis quelques années il y a une cohérence d’ensemble et je pense que l’évolution sera plus de l’ordre technique. Les supports et matériaux évoluent déjà depuis quelques années avec une exigence de réalisation, finition que je n’avais pas avant et que je me suis efforcé d’appliquer. Je pense nourrir l’ensemble existant en cherchant toujours de nouvelles formes d’images.
Rapport au temps/ projection
Sais-tu sur quoi tu vas travailler dans les cinq ans à venir ?
J’ai une direction globale qui est à peu-près la même depuis quelques années mais je ne sais pas exactement ce que cela va donner concrètement. Je sais que j’ai très envie d’explorer le végétal, d’aller plus loin dans les formes et qu’il y a encore beaucoup de choses à faire. Je pense également donner un peu plus d’envergure à mes travaux en réfléchissant à des œuvres plus grandes ou des installations, tout en sortant un peu du cadre. Je souhaite proposer des choses variées à travers de nouvelles formes, je ne veux surtout pas m’enfermer dans une façon de faire.
Souvent les artistes visuels disent que leurs réalisations les aident et sont indispensables dans la construction et la connaissance de leur identité et qu’elles sont indispensables à l’évolution de leur vie, es-tu dans le même cas ?
Exactement. Mon travail me correspond, il est mon identité de plasticien mais il me définit également. J’ai l’impression, lorsque je présente mon travail, de présenter une partie de mon intimité, de mon rapport au monde. Mes recherches et mes questionnements m’ont fait avancer en tant que personne et ces réalisations m’emmènent vers d’autres territoires, d’autres découvertes. C’est également ce travail, ce métier qui me guide vers de nouvelles expériences, de nouvelles rencontres.
De fait, penses-tu qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaire à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?
Il y a une progression je pense d’un point de vue technique mais l’acte de création est soumis aux différentes périodes de la vie que l’on traverse. Il y a de nombreux cycles, plus ou moins positifs, des moments de doute et au contraire des moments d’euphorie. Chaque période nous fait avancer, même quand on a l’impression de stagner.
Penses-tu que l’on peut comprendre l’artiste, son psychisme en regardant ses œuvres ou faut-il analyser de manière sociologique, ses conditions de vie, d’habitation, pour comprendre l’œuvre ?
Je pense que les deux sont valables.
Donner à voir le monde invisibilisé.
On associe le statut d’artiste à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société, est-ce ton cas ?
Je ne pense pas que ce soit mon cas.
Ou en d’autres termes, te considères-tu comme un artiste engagé ?
Je ne pense pas être un artiste engagé. En tout cas je ne le revendique pas. Et même si je souhaite sensibiliser sur la beauté du vivant et la préciosité de ce qui nous entoure, je ne pense pas que l’on puisse dire de ce travail qu’il est engagé.
Comment situer ton travail au regard de la société ?
Question assez difficile. Je pense que je travaille sur ce que l’on a tous en commun, ce qui nous entoure et guide nos vies. A travers ce travail, je souhaite mettre en avant la préciosité du monde, sa fragilité. Finalement c’est la condition humaine qui est au centre de tout.
Penses-tu que l’art peut encore être une possibilité de mettre en lumière des situations que la société aimerait laisser dans l’ombre, cachées ?
Oui, les artistes sont là pour mettre en avant et dire ce qui ne va pas dans notre société.
Wim Wenders vient de sortir un film qui se passe au Japon, The perfect days sur la vie d’un employé qui entretient avec passion et délicatesse les toilettes publiques, penses-tu que l’être humain devrait être beaucoup plus attentif aux petites choses et plus respectueux des invisibles qui font que la vie en société est possible ?
Je pense que chaque détail compte, il faut être attentif à tout ce que l’on fait. S’il y a bien quelque chose qui m’a changé lors de mes différents voyages au Japon c’est le respect apporté aux autres, au vivant, aux petites choses du quotidien. Le monde serait tellement plus beau et joyeux si tout était traité avec considération.
Statut
Penses-tu que le statut actuel des artistes auteurs en France est-il un statut idéal pour construire une œuvre artistique ?
Je ne pense pas que ce soit l’idéal. C’est assez complexe, cela prend beaucoup de temps et d’énergie pour construire quelque chose sur la durée (notamment parce qu’il faut gagner sa vie à côté). Beaucoup s’essoufflent rapidement avec des conditions vraiment précaires.
Ou considères-tu que la charge de devoir gagner sa vie, par d’autres biais, nuit à la construction de votre travail artistique ?
La charge de devoir gagner sa vie autrement est quasiment toujours présente, même quand on est représenté par une galerie et que l’on vend des œuvres assez régulièrement. Il y a toujours une incertitude sur le long terme, une insécurité liée à l’avenir et une grosse part d’investissement pour les futures recherches, travaux, etc. L’équilibre à trouver est difficile et la lassitude d’être sur tous les fronts arrive très souvent. Le manque de temps, d’argent, empêche de construire le travail sereinement (du moins il le ralentit).
Et pour finir, quel serait un statut idéal pour développer son travail artistique sereinement, un revenu garanti et mensualisé pour les artistes ou une réévaluation des droits de monstration, une mise en place importante de lieux de présentation des arts contemporains moins centralisées en ile de France et plus diffus sur le territoire français ?
Je pense qu’il faudrait une continuité des revenus pour les artistes-auteurs. Cela permettrait de sortir de la précarité, de se libérer de certaines contraintes et d’avoir cette liberté de créer, de financer des projets avec plus de sérénité en explorant des territoires inconnus.
Et pour finir, penses-tu que l’art puisse changer le monde ?
Je pense que oui. L’artiste fait ce petit pas de côté pour regarder et montrer les choses différemment. Il peut provoquer une prise de conscience, apporter le changement et mobiliser les gens.
Entretien préparatoire à l’exposition à L.A. Galerie du Lycée Anguier de Eu, réalisé entre Marc-Antoine Garnier et Thibault Le Forestier – Printemps 2025