Entretien Christian Tangre, Thibault Le Forestier. Été 2022

 

Entretien réalisé entre Christian Tangre et Thibault Le Forestier.

Été 2022.

 

Eveil

La rencontre avec l’expression artistique est souvent considérée comme structurante du parcours à venir. Y-a-t-il eu un élément déclencheur dans ton enfance ?

CT : Pas à ma connaissance. Je crois que c’est surtout l’attention bienveillante de mes parents, ouvriers peu éduqués mais curieux et ouverts, qui a aidé à ce que s’affirme cette petite passion que j’ai eu très tôt. Plus les encouragements certainement de quelques profs d’arts plastiques.

 

Apprentissage

Tu es agrégé d’arts plastiques et tu as fait ta carrière dans l’enseignement, mais avant cette carrière, qu’elle a été ta formation artistique ?

CT : Avec le recul je pense que je me suis fait ma propre formation artistique. J’ai regardé les images des autres, j’ai beaucoup lu sur les techniques et j’ai expérimenté. Dans le milieu ouvrier où j’ai grandi, le monde de l’art n’existait pas ou était inaccessible, surtout dans les années 70. On dirait aujourd’hui que je n’avais pas les codes. Après, j’ai fait un bac littéraire spécialité arts plastiques et les deux enseignantes que j’ai eu, ont été très encourageantes, organisant des expositions en dehors du lycée pour promouvoir leurs meilleurs élèves. J’y ai fait ma première exposition et je me souviens encore du commentaire d’un visiteur lors du vernissage : Il y en a qui sont un peu dérangés ! Je me suis dit que j’étais sur la bonne voie. J’ai suivi aussi quelques cours du soir à Duperré lorsque j’étais lycéen, puis des cours de modèle vivant dans les ateliers de la Ville de Paris. La fac d’arts plastiques m’a apporté par la suite un enseignement théorique indispensable mais techniquement et plastiquement c’était très pauvre.

 

Mouvements/ styles

Bien que depuis les années 90, la structuration en période, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques auxquels tu te réfères plus particulièrement ? Peut-on faire des ponts avec le surréalisme ? Yves Tanguy, Giorgio de

Chirico ? Avec la figuration libre ?

CT : Mes premiers chocs esthétiques sont venus de la bande-dessinée et de l’illustration. Pilote, Strange, Métal-Hurlant, Charlie Mensuel, les couvertures des livres de poche ont été mes premiers professeurs en matière de composition, de figuration et de couleur. Après est venu le surréalisme bien sûr, puis avec l’éducation esthétique j’ai découvert au lycée la Figuration narrative qui était sur le devant de la scène française. Erro, Rancillac, Arroyo, Ernest Pignon-Ernest… l’exposition Les Mythologies quotidiennes à L’ARC. Un peu plus tard je me suis beaucoup intéressé à la peinture flamande de la Renaissance. Aujourd’hui je me sens plus proche des modernes de l’entre deux guerres, les artistes de la Nouvelle objectivité allemande, certains surréalistes, les futuristes et les cubistes de second rang, le Réalisme magique hollandais ou américain, c’est-à-dire tous ceux qui ont tenté de faire la synthèse entre la figuration traditionnelle et les apports formels de la modernité.

 

Y-a-t-il des peintres contemporains que tu regardes plus particulièrement ?

CT : bien sûr je regarde la peinture contemporaine, Peter Doig, Sigmar Polke, Gerhart Richter, David Hockney et d’autres mais, cela va surprendre, le peintre que j’aime et regarde le plus est Pierre Bonnard !!! Ce n’est pas un contemporain mais son œuvre transcende complétement les catégories. Ce que j’aime c’est à la fois la simplicité et l’ascèse du personnage qui n’a représenté toute sa vie que son quotidien et son jardin ; c’est son travail de la composition qui se fie à la seule mémoire quitte à aller vers des déformations étonnantes mais vivantes ; c’est surtout son sens incroyable de la couleur comme élément premier de composition. Comme Hockney ou Picasso que je regarde aussi, Bonnard cherche à restituer la vraie vision humaine, non pas celle dictée par l’objectif monoculaire de la photographie, mais celle de l’œil qui bouge, du corps qui se déplace et de la mémoire qui enregistre ces fragments pour en faire une synthèse. Je me retrouve donc aussi dans l’aspect cubiste de l’œuvre de Picasso et surtout dans les développements qu’en a fait Hockney.

J’ai beaucoup de curiosité pour les artistes contemporains mais peu m’influencent. Sinon dans l’atelier il y a souvent des livres sur Beckmann, Bacon, Léger, Kandinsky…

 

Inspiration/ autres voies

Tu nous parles de ton goût pour la littérature nord-américaine, peux-tu nous en parler ?

CT : Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’interactions entre ce que je lis et ce que je peins ou dessine. Mais en tout cas ce que je cherche dans la littérature est un peu banal :  la complexité des existences humaines et leur relation avec la grande ou la petite histoire. Je ne lis pas que de la littérature nord-américaine mais ce qui me fascine chez ces romanciers c’est la confrontation entre le désir d’espaces, de nature, de découvertes et d’authenticité exprimés par les personnages et la manière dont ils buttent inexorablement sur la civilisation et tous ses travers mais aussi sur leurs propres incapacités, physiques, morales ou sentimentales. C’est une littérature souvent très violente et tragique qui ne craint pas de mettre à nu ce qu’il y a de pire comme ce qu’il y a de meilleur. Ce sont un peu les mêmes idées que je retrouve dans la littérature de science-fiction, avec cette recherche aussi bien de l’origine que de l’ailleurs extrême. Et puis comme gamin biberonné aux westerns de la télévision, je garde une fascination pour l’espace et la toponymie des Etats-Unis.

 

 

Est-ce que ces romans sont aussi des sources d’inspiration pour la conception de tes peintures ?

CT : Non pas directement. S’il y a une relation elle serait à chercher dans mon désir de confronter les personnages que je peins à la nature ou à des traces de civilisation, souvent seuls et perdus dans de grands espaces. Des personnages en quête ou prisonniers de leur condition ou de leurs sentiments. Dans la dimension éclatée de mes compositions picturales on peut également voir un lien avec le côté polyphonique de certains romans qui entremêlent les voix de plusieurs personnages pour raconter différents points de vue d’une même histoire. A mon humble niveau il s’agit plus simplement de juxtaposer différentes solitudes qui pourraient tenter de figurer l’état d’une civilisation déclinante. Enfin il y a un aspect fin du monde dans mes peintures qui n’est pas si éloigné des tendances actuelles de la littérature de science-fiction.

Par ailleurs la question de la citation m’a toujours intéressée. Elle apparaît souvent via un personnage et une situation. Ce peut être une référence à l’histoire ou à l’art mais elle vient toujours spontanément, de manière non préméditée. C’est en cela qu’elle est fascinante pour moi parce que la culture nous déborde tout le temps. Elle s’impose comme si tout avait déjà été fait. Combattre cette idée ou l’accepter est une vraie question. Cela rejoint d’une certaine manière mon sentiment (assez post-moderne) d’une fin de civilisation où tout est dit, où en tout cas que celui qui sait, qui est cultivé est condamné à une forme d’immobilisme, à un jeu savant de références un peu vain. C’est pour cela que j’évite les références, tout comme les situations ou les espaces trop explicites et que je tente de laisser le plus de place à l’invention formelle quitte à être décalé par rapport à un moment de l’art où le recours à la photographie ancre littéralement la peinture dans l’actualité, le moment présent et la référence.

 

Figures

Tes univers sont composés de personnages et de paysages, très divers de formes et de couleurs. Est-ce que tu utilises de la documentation photographique pour les concevoir ?

Et si non, as-tu des domaines de la représentation qui ont nourri ta pratique, on pense aux représentations scientifiques, géologiques notamment ?

CT : Pour élaborer mes peintures ou mes dessins, j’emploie différentes sources. D’abord je remplis régulièrement des carnets de petits croquis, souvent très lâchés, des personnages, des architectures ou des plantes bizarres. Parfois les croquis sont plus élaborés. Ensuite je collecte des images, souvent des photographies, qui m’interpellent, dans des journaux ou magazines. Enfin dans mes visites d’expositions ou mes voyages je fais au smartphone des photos souvenirs de détails, de situations, de formes, d’objets qui me parlent. Tout cela constitue une banque de données dans laquelle je puise quand s’élabore au fur et à mesure une grande peinture. Après, ces images de base sont retravaillées lorsqu’elles arrivent sur la toile ou sur le papier, parfois fractionnées, assemblées à d’autres, déformées, stylisées… Je peux ne retenir qu’une posture, un geste, l’amorce d’une plante, un détail. Une photo n’est jamais copiée telle qu’elle, d’abord ça ne marche pas avec le point de vue que j’adopte et ensuite ça ne m’intéresse pas si l’image n’est pas passée au filtre de mon imaginaire ou de ma mémoire. Enfin il y a des éléments qui surgissent directement sur la toile ou le papier, parfois je les laisse à l’état du premier jet, parfois je les travaille plus longuement. Cette dimension purement intuitive et spontanée, me fascine !

 

 

Tes personnages construisent une galaxie de caractères, de postures en fonction des situations où ceux-ci se retrouvent représentés, est-ce les espaces qui sont construits en fonction des postures ou est-ce les personnages qui sont adaptés aux particularités des paysages ?

CT : la construction d’un tableau est une aventure totalement intuitive qui ne passe pas par un dessin préalable.  Je ne sais jamais où je vais quand je commence et cela fait tout le sel de l’aventure. Cela se construit par petites parties qui s’opposent, se chevauchent ou se répondent. Dans ce sens les postures des personnages jouent un rôle important pour rythmer et équilibrer l’ensemble. Droite, gauche, couché, debout, assis, grand, petit, massif, fin… sont des décisions à prendre lorsqu’il s’agit de dessiner, de positionner puis de peindre un personnage ou un objet, une plante, une architecture… De même les choix de couleurs et de valeurs, ainsi que l’aspect formel, plus ou moins réaliste ou schématique, participent des choix qui vont amener une figure à s’affirmer ou se fondre, rentrer en contraste avec ce qui est à proximité ou jouer l’invisibilité.

 

En regardant tes œuvres, on a la sensation, que chaque partie a fait l’objet d’une lente réflexion afin de trouver les réponses adéquates personnages, couleurs, environnements. Les espaces du tableau sont-ils pour toi des espaces questionnant ?

CT : comme je l’ai mentionné plus haut, la composition est tout sauf le fruit d’une réflexion. Le chaos apparent s’organise progressivement, avec une certaine spontanéité que je privilégie pour l’étonnement qu’elle me procure et qui est le moteur de mon envie de peindre. J’aime justement les grands formats car ils me permettent de déployer ces espaces contradictoires que je mets en place et que je tente progressivement à maintenir ensemble grâce au point de vue que j’adopte et au travail de la couleur. S’il y a des questions que soulèvent les situations que je peins, elles viennent après coup. Je suis toujours vigilant à ne pas être trop explicite, je n’ai pas envie qu’on me psychanalyse en regardant mes peintures. Mais cependant j’essaie de conserver la spontanéité des associations d’images et de les laisser délivrer leur éventuel message. Je le répète, je veux être étonné !

 

Peut-on dire qu’ils sont pour toi, l’occasion de te questionner, de te remettre en question comme Œdipe avec le Sphinx, qui doit trouver la réponse, sous peine d’être dévoré ?

Peut-on considérer l’expérience de la conception comme dangereuse ? Psychiquement ?

CT :?

 

Dois-tu pour trouver la solution adéquate, travailler sur plusieurs œuvres en même temps, laissant, certaines en gestation ?

CT : Je travaille toujours sur un seul tableau ou un seul dessin à la fois. J’ai besoin de m’immerger dedans, de le rêver, de le laisser m’envahir. J’ai besoin qu’il m’agace, qu’il me lance des défis, qu’il y ait des impasses, des retours en arrière (j’efface beaucoup au moment de la conception). C’est à cette condition que quelque chose peut se passer qui va faire que le tableau sera bon pour moi.

 

Est-ce qu’il t’est arrivé de ne pouvoir finir un tableau, au même titre que certains écrivains qui emportés dans leur récit, n’arrive jamais à conclure ?

CT : cela m’arrive très rarement d’échouer à finir. Comme je l’ai dit je cherche le défi, donc je m’acharne jusqu’à trouver les solutions pour que ça tienne. Quant à la question du fini, c’est autre chose. Il faut que l’ensemble tienne, que le regard puisse se perdre tout en découvrant de nouvelles situations, que la couleur joue son rôle, que le sens puisse poindre de temps à autre… mais je ne cherche pas un rendu parfait. Je reviens rarement sur un morceau déjà fini, sinon pour reprendre et transformer un détail qui cloche. Le tableau est fini quand j’en ai assez de lui.

 

De fait, est-il important de finir une œuvre peinte ?

 

 

 

Dessins

Est-ce que tu as une pratique du dessin réaliste afin de nourrir ton travail ?

CT : il y a bien longtemps que je ne pratique plus le dessin d’après nature comme on dit. Cela m’arrive toutefois de temps en temps de faire poser mes proches pour dessiner une posture qui m’échappe ou la position des mains qui tiennent un objet. Dans l’ensemble les postures de mes personnages sont souvent fausses ou peu plausibles mais il faut seulement que cela fonctionne plastiquement et que ce soit lisible. Ce qui m’intéresse encore une fois c’est de réinventer le visible.

 

Une part importante de ton travail est graphique, d’ailleurs tu disais qu’il y avait des allers retours entre le dessin et la peinture, que le dessin nourrit celle-ci mais, étonnement que des figures émerges de la peinture.

L’aventure de la peinture donne donc naissance à des figures qui continuent leurs vies indépendamment de celle-ci ?

CT : comme je l’ai écrit une fois : Mon univers pictural est profondément lié au dessin mais le dessin sur papier, tel que je le conçois et le présente, permet d’y entrer et d’en sortir. Les deux, le dessin et la peinture,  fonctionnent au final comme des réservoirs de figures qui peuvent être indépendantes ou même se retrouver dans d’autres situations et donc produire d’autres sens. Parfois c’est le dessin qui est premier, parfois la figure nait du travail de la peinture et après je la reprend, la transforme par un dessin indépendant. Les petites peintures (20 x 15 cm) que je vais présenter à la Chapelle, ont également cette fonction, on pourrait dire, d’approfondissement, un peu comme si je révélais mon vocabulaire d’images. C’est aussi quelque chose que j’ai expérimenté plus systématiquement dans la série Welcom in my labyrinth dont un dessin sera présenté au lycée. Pour réaliser ces dessins au Posca sur papier de soie j’utilise la transparence du support un peu comme un calque qui me permet rapidement de retravailler une image qui peut venir d’une photo ou d’un dessin agrandi à l’ordinateur par exemple. Je puise dans une iconographie personnelle et je la fabrique en même temps.

 

 

Est-ce que les expérimentations graphiques, représentations des nuées, nuages, vibrations, mouvements sont-ils une source pour les représentations d’éléments, d’énergies dans tes peintures ?

CT : Dans un petit texte sur mon dessin j’ai écrit que : « Le choix du travail au fusain m’a amené à explorer la noirceur permise par un outil né de la combustion et qui presque naturellement m’encourage à laisser libre cours à des images habitées par la fumée, le vent, le minéral, la cendre. » On pourrait ajouter les nuages, la nuit et l’étrange. Je crois qu’il y a toujours la tentation (un peu comme un défi) de représenter ce qui est impalpable ou par essence en mouvement. D’autre part la fumée, le clair-obscur ou les nuages noirs que l’on retrouve dans mes dessins et dans quelques peintures expriment aussi un certain moment de basculement vers l’anéantissement, la disparition programmée (par lui-même) de l’humain et de la nature. Dans ce sens il s’agit en effet d’une énergie. A la réflexion c’est probablement un des éléments qui fait la complexité à expliquer mon travail. A la fois il dégage une impression de chaos vital et en même on ne sait si on assiste à un commencement ou à une fin.

 

 

Paysages/ voyages

Est-ce que des déplacements dans des espaces géographiques dans le cadre de voyages ont-ils nourris ta façon si spécifique de représenter les espaces ?

Inversement est-ce que ton inscription géographique dans un espace rural a-t-elle été déterminante pour toi ?

CT : l’espace qui se déploie dans mes grandes peintures est plutôt plat avec parfois quelques reliefs. J’ai tendance à les appeler des paysages parce que la nature y est assez présente mais en fait je crois que ce sont des plages, d’ailleurs parfois on peut voir un bout de mer ou de ciel. La plage est d’abord un souvenir d’enfance, comme pour beaucoup, un espace de liberté, de jeu, de découvertes et d’ailleurs. Par la suite en vivant au Havre j’ai beaucoup fréquenté la plage, avec mes enfants bien sûr. Toujours curieux des « trésors » à ramasser nous allions souvent au bout du monde, une plage sous la falaise de Sainte-Adresse qui commence où se termine la promenade bétonnée. Il y avait à cet endroit les restes d’une décharge de matériaux issus de la reconstruction. Même si elle n’existe plus depuis longtemps, la mer continue à charrier des morceaux de murs, des carrelages, des fers à béton, des objets métalliques de toute sorte. La fréquentation de cet endroit a abouti à une série de peintures que l’on peut voir le site. « Fragments du bout du monde » est un peu l’amorce des grandes compositions actuelles, le chaos y est plus prononcé, les éléments sont plus serrés et les fragments d’objets plus ou moins identifiables et inventés dominent largement, la présence humaine y est rare. Enfin la plage ou l’espace que j’explore dans mes peintures actuelles est un peu un no man’s land, un lieu indéterminé sur lequel viennent buter mes personnages qui pourraient s’apparenter à des réfugiés ou des gens qui fuient. C’est un peu comme un camp où chacun cherche à survivre, exister dans un chaos qui n’a pas de sens, sinon celui de juxtaposer des individualités qui s’ignorent. L’espace désertique que l’on retrouve dans mes grands dessins s’apparente aussi à la plage. Une métaphore bien sûr de la société actuelle.

La nature a une certaine importance dans mes peintures (beaucoup moins dans mes dessins). Les plantes, les animaux, les pierres et surtout les arbres sont très présents. Je ne sais pas si cela vient de leur contact puisque j’habite à la campagne, mais ce sont des éléments structurants pour le coup, à la fois dans la composition du tableau mais aussi un rappel de l’origine, en contraste avec les architectures et les personnages. Le foisonnement de la nature, la forêt, la jungle par exemple m’a toujours fasciné, comme les nuages ou la fumée, la densité de la nature est un vrai défi de peinture. C’est aussi un lieu où l’on peut se perdre mais aussi retrouver son origine.

 

Antérieurement à l’établissement des lois de la perspective, l’on trouvait chez les primitifs flamands et dans la peinture médiévale des représentations des espaces qui intégraient des temporalités différentes (H. Memling, la passion du Christ, Jan Van Eyck, l’agneau mystique, Les Très Riches Heures du duc de Berry, Pieter Brueghel, La chute des anges rebelles, plus tard Jérôme Bosch), y-a-t- il des œuvres qui ont été des sources d’inspiration ?

CT : beaucoup de gens font référence à Jérôme Bosch en voyant mes peintures récentes. Personnellement je me retrouve plus dans l’œuvre de Brueghel, particulièrement dans les paysages d’hiver ou même la Chute d’Icare. Par contre ce qui m’a beaucoup intéressé chez les primitifs flamands ce sont « Les paysages mondes », les peintures de Joachim Patinir particulièrement. En voulant représenter dans un même espace, différentes temporalités d’une même histoire (celle d’un saint la plupart du temps), il prend un point de vue très en hauteur et d’une certaine manière il invente les codes du paysage : les plans successifs, la rivière ou la route qui serpente vers l’horizon, l’échelle des éléments, les lointains flous et bleutés, etc… Les éléments naturels y sont très structurants. L’autre influence dans mon choix d’aller vers ce type de composition a été la peinture chinoise ou japonaise d’avant l’occidentalisation. La perspective cavalière et le point de vue surplombant qu’emploient ces peintres, donnent à chaque élément une importance égale. Ce que ne permet pas la perspective linéaire occidentale qui hiérarchise les plans. Ce point de vue très en hauteur, ce plan rabattu et cette perspective presque cavalière chez moi (c’est toujours assez faux) me permettent d’organiser les différentes actions, en leur donnant la même importance, comme en effet des morceaux de temporalités différentes. Les jeux d’échelle et les couleurs sont souvent là pour indiquer des transitions.

 

Noir/ blanc

Tes figures et leurs postures font alterner des figures où le grotesque côtoie la gravité, la beauté idéalisée, comment expliques-tu ces associations dans un espace, sur la toile, commun ?

CT : dans le texte qui me sert actuellement d’introduction à mes dossiers j’ai écrit un truc qui résume mon approche de cette question : « Ma pratique artistique oscille entre la figuration de la condition humaine telle que je la perçois et la ressent et une tendance assumée à dériver vers l’imaginaire et l’invention, peut-être pour mieux en traduire certains aspects indicibles. Cet inévitable dialogue entre le dedans (le monde intime) et le dehors (le monde partagé) a abouti ces dernières années à créer de grandes images foisonnantes aussi bien que des dessins plus sombres où l’introspection se confronte à l’état du monde, à moins que ce ne soit l’inverse. ». Les temporalités différentes, les expérimentations formelles, les emprunts à une iconographie tirée de l’actualité collective ou personnelle, l’invention automatique sont pour moi des outils pour varier les postures et l’aspect des personnages. C’est la condition pour que le regard puisse à la fois parcourir le plan et en même temps s’y perdre. Le grotesque et l’idéalisation s’y côtoient en effet mais c’est comme dans la vie.

 

Construction

Comment se construisent tes ensembles picturaux ? Y-a-t-il une composition d’ensemble, prévue en amont ou celle-ci émerge-t-elle au fur et à mesure de la conception ?

CT : je crois que j’ai déjà un peu répondu à cette question. Pas de plan préétabli, une construction progressive selon l’humeur du moment. Il faut que cela me surprenne, sinon ça ne fonctionne pas.

 

Des couleurs

Il me semble que tu affectionnes particulièrement l’utilisation de couleurs vives, souvent associées à des ensembles plus pastel, des camaïeux. Tu ne recherches pas particulièrement l’harmonie dans ces grandes compositions où l’harmonie et l’équilibre viennent ils plutôt de la différence, de la proximité entre les extrêmes opposés ?

CT : c’est très juste. J’ai un goût prononcé pour les gris colorés associés à des couleurs plus vives. C’est un moyen de rythmer les compositions et de perturber le regard.

 

Donner à voir le multiple

Tes compositions picturales dans tes grands formats sont particulièrement complexes, de multiples espaces sont représentés, comment expliques-tu cette volonté d’ilots narratifs, de parcellisation des espaces narratifs ?

CT : J’ai déjà un peu répondu à cette question je crois. La complexité vient progressivement et est une des conditions pour traduire la complexité du monde, aussi bien celui que je vois, celui dont je me souviens que celui que j’imagine. Les temporalités différentes de ce que tu appelles justement des « îlots narratifs » participent de cette recherche d’une traduction visuelle du monde tel que je le perçois, une juxtaposition mouvante d’images et d’émotions entre réalité et souvenirs. Chaque partie tentant de me surprendre en mettant à jour une part d’angoisse, d’humour, de désir ou de nostalgie. Souvent je trouve bien après un sens à ce que j’ai peint ou dessiné.

 

Les titres sont courts, Le défilé, les îles, l’anniversaire, les nymphes, les nuages…à quel moment arrivent-ils ?

Pour toi, est-ce des clés de compréhension ou des portes pour rentrer dans la complexité ?

CT : les titres arrivent la plupart du temps en cours de travail, souvent vers la fin. Ils se présentent comme un résumé des intrigues générales mais sans les épuiser. C’est toujours compliqué les titres, si on ne veut pas qu’ils donnent trop de sens immédiat. C’est pour cela que mes titres font souvent focus sur un détail ou une situation qui certes projettent du sens sur l’ensemble mais au bout du compte ne parviennent pas à tout expliquer.

 

Tes compositions ne semblent pas être construites avec des lignes de force très structurantes, peut-on parler de constructions labyrinthiques ?

CT : Même s’il n’y a pas de structures préétablies, il y a malgré une structure qui émerge pendant le travail. Certains éléments, par leur taille ou leur couleur, (les arbres par exemple) vont dominer à certains endroits clés de la composition et servir de points d’ancrage, de guide ou de repoussoir pour le regard.

 

Peut-on dire que c’est une invitation à aller à la rencontre du Minotaure ?

CT :?

 

Une fonction structurante

Est-ce que le dessin et la pratique picturale ont une fonction « amarantes ». Est-ce que ces pratiques t’aident à te fixer psychiquement dans l’espace et dans le temps ?

Très souvent les artistes parlent de leur pratique artistique comme d’une manière de mieux percevoir le monde dans lequel ils vivent, est-ce que c’est le cas pour toi ou au contraire, est ce que ta pratique t’amène dans des forêts, des labyrinthes de signes qui te pose plus de questions que ne te donne de réponses ?

CT : voir les réponses précédentes. Je dirais les deux à la fois.

 

Une parole donnée au monde

On associe le statut d’artiste, à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société, est-ce ton cas ?

Ou en d’autres termes, te considères tu comme un artiste engagé ?

CT : non. Ma peinture est trop peu explicite pour pouvoir délivrer un message directement engagé. Par contre le foisonnement, le chaos, l’individualisme des situations, la nature fragmentée et l’architecture en ruine peuvent être perçues comme des métaphores d’un monde qui disparait.

 

Les voies de la peinture

L’écrivain à l’écriture, le livre, le peintre à la toile, considères-tu que ce mode d’expression peut être considéré comme ta contribution à une certaine compréhension du monde ?

CT : voir réponse précédente.

 

Et pour finir, est-ce que tes œuvres ont une fonction pédagogique, y-a-t-il un désir de transmission aux spectateurs ?

CT : apprendre à regarder peut-être ou accepter de se perdre, si tant est que cela soit une leçon.

 

Tu parles de beauté qui surgit de l’invention de soi, peux-tu développer ?

CT : J’ai dit cela moi ? Je ne sais pas si la beauté est vraiment une question dans mon travail. Même si elle concerne plutôt la peinture abstraite, j’aime bien la phrase de Kandinsky : « Contrastes et contradictions telle est notre harmonie ». Plastiquement je cherche plutôt une forme d’équilibre qui viendrait paradoxalement d’un jeu de masses et de figures qui rentrent perpétuellement en conflit. C’est de cette tension et de la difficulté qu’il y a à poser le regard que nait peut-être une harmonie étrange qui peut tenir lieu de beauté. Comme je l’ai dit précédemment je ne veux pas savoir où m’entrainent le dessin ou la composition, la surprise, l’invention sont le moteur de l’authenticité de mes images. Est-ce que je m’invente, peut-être, je crois surtout que je laisse aller, tout en acceptant de préciser ce qui vient. C’est une manière de s’accepter qui vient avec le temps, certainement.