Entretien Hélène Delépine – Thibault Le Forestier Été 2024

 

Éveil et parcours de formation

 

Les premières rencontres avec l’expression artistique sont souvent considérées comme structurantes, primordiales du parcours à venir.

Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans ton enfance ?

Dans mon enfance, mes parents m'ont sensibilisé au dépaysement sans avoir besoin d'aller très loin, au plaisir de la découverte et de la contemplation d'un environnement ordinaire, qu'il soit familier ou nouveau. Outre des promenades en forêt, campagne et bords de Seine, des visites occasionnelles dans les villes et les musées d'art et d'archéologie, nous allions visiter les vestiges, les églises et cathédrales ; le patrimoine religieux constituant des lieux historiques et culturels gratuits et accessibles à tous.tes. Nous avions également l'habitude de partir les weekends à la chasse aux minéraux et aux fossiles dans l’estuaire et en baie de Seine, de récolter toutes sortes de pierres fines et ornementales, coquillages, empreintes végétales et minérales. Je pense que j'ai gardé et développé dans ma pratique artistique ce goût de l'observation et de la trouvaille pour créer mes œuvres.

 

Etais-tu prédisposée socialement à devenir artiste-auteur ?

J'ai grandi à la campagne. Je viens d'une famille issue d'un côté du monde ouvrier et de l'autre du monde paysan. Mes parents m'ont toujours encouragé et poussé à faire quelque chose que j'aime, qui me rende heureuse et avec lequel je me sente en adéquation. J'ai eu la chance de faire les études que je voulais et d'être soutenue dans cela. Je me considère donc privilégiée en ce sens.

 

Est-ce que dans ta scolarité, il y a eu des éléments déclencheurs de ta volonté d’entamer une formation artistique ?

Après le bac et une année de licence en anglais à la faculté de Rouen en langue, littérature et civilisation étrangère, je suis retournée voir mes anciens professeurs d'arts plastiques du lycée Prévert, Christian Tangre et Antoine Réguillon. Après des échanges qui ont été encourageants et déterminants, j'ai décidé de postuler pour entrer dans une école de métiers d'art. Je souhaitais une approche concrète et je voulais développer une pratique mais je n'avais pas d'idée précise. Je suis entrée à l'école supérieure des métiers d'art d'Arras en 2006 où j'ai découvert la céramique. Cela a été une révélation et j'ai voulu poursuivre la découverte de cette matière et explorer son potentiel d'expression. Je sentais que j'avais trouvé ma place avec le travail de la terre.

 

Quand tu te présentes dans l’espace social, comment te « désignes » tu ?

Artiste, plasticienne, sculptrice?

Je me présente comme sculpteure ou artiste céramiste.

 

Tu as choisi le champ de la sculpture pour t’exprimer, y-a-t-il eu une période où tu as utilisé d’autres médiums dans ton travail ?

Le travail de la sculpture est devenu de plus en plus important avec l'apprentissage des procédés de modelage de la terre. Le développement de la sculpture est allé de pair avec le développement de la pratique de la céramique. Au départ, je faisais du design d'objet, et j'ai développé de plus en plus une pratique de l'objet sculptural.

 

Qu’est ce que représentait pour toi le fait de commencer à être plasticienne dans les années 2000 ?

Pour dire les choses plus simplement, qu’est ce que représentait l’art pour toi quand tu as fait le choix de te lancer dans des études supérieures artistiques ? 

Quand j'ai fais le choix de me lancer dans les études d'art, je ne mesurais pas l'importance de l'art comme possibilité de me construire comme un individu plus libre. Grâce à l'art, j'ai fais de vraies et belles rencontres et j'ai pu trouver des façons de mettre du sens dans ma vie.

Tu es diplômée de quelles écoles ?

Je suis diplômée de l'école supérieure des métiers d'art d'Arras et de l'école nationale supérieure d'art et de design de Limoges. J'ai fais des études en métiers d'art céramique, puis en design et en art.

Est-ce que des artistes/professeur.e.s, ont eu une influence prépondérante sur ton travail ?

Les céramistes Haguiko et Jean-Pierre Viot ont eu une grande influence dans mon parcours. Ils avaient monté la section céramique à Arras avec un autre artiste, Vianney Duquesnoy. Ils m'ont transmis leur passion pour le travail de la terre avec beaucoup de générosité en partageant leur parcours et leurs connaissances. Cela a été fondateur pour moi et m'a permis d'avoir le bagage essentiel pour entamer mon parcours et poursuivre mes recherches à Limoges. A l'ENSAD, j'ai rencontré Jean-Charles Prolongeau, Patrick Loughran et Christian Garcelon qui m'ont beaucoup soutenue et accompagnée. A l'occasion de ma participation à l'exposition Première consacrée au travail de jeunes diplômé.e.s d'école d'art, j'ai rencontré Jean-Paul Blanchet et Caroline Bissière, président et directrice du centre d'art contemporain de Meymac. Tous deux m'encouragent aussi beaucoup dans mon parcours artistique.

Tu réalises des œuvres en terre cuite, est-ce que la céramique avait une place importante pendant tes études en école d’art ?

Est-ce que le fait d’être originaire de Normandie a eu une influence sur les formes, les couleurs de tes œuvres ?

Comme je le mentionnais au début de l'entretien, outre des promenades en forêt, campagne et bords de Seine, des visites dans les villes et les musées d'art et d'archéologie (j'ai grandi à la campagne), nous allions notamment visiter les vestiges, les églises et cathédrales parce que le patrimoine religieux constitue des lieux historiques et culturels gratuits et accessibles à tous.tes.

Je pense notamment à la place des architectures patrimoniales dans ton travail.

Penses-tu que l’on peut mieux comprendre la production artistique d’un auteur au regard de ses origines, sociales, géographiques ?

Cela a certainement une influence importante dans mon travail qui s'affirme de plus en plus aujourd'hui. Nous vivions près de la zone industrielle de Port-Jérôme sur le bord de Seine et allions souvent au Havre. Ces paysages industriels et de la reconstruction ont certainement aussi eu un impact considérable sur ma façon de regarder les paysages construits aux formes fonctionnelles et l’organisation des espaces.

La notion de point de vue et celle du rapport d'échelle sont certainement issues de ce territoire particulier où j'ai grandi, en baie de Seine, caractérisée par l'alternance des vallées et des plateaux calcaires, la présence importante des ponts qui traversent la Seine et qui permettaient de joindre mes familles maternelle et paternelle. Les points de vues y sont multiples, permettent d'observer les éléments du paysage de près et de loin, ce sur quoi j'aime à travailler dans ma pratique artistique.

Je suis née à Pont-Audemer, dont la ville recèle nombres de recoins, de passages et d'architectures singulières, qui ont attisé ma curiosité depuis toute petite. Les matériaux (briques, silex, pierre calcaire, colombages) y ont une place importante : leur utilisation dans le bâti local et les agencement décoratifs opérés ont sans doute contribué a influencer un goût pour l'association des formes simples et des matières brutes aux couleurs naturelles (blancs, rouges, beiges, noirs, ocres).

La lumière a aussi une place importante. Celle qui peut tout atténuer par temps couvert ou celle qui rehausse les formes et opère les démarcations de silhouettes dans le paysage par temps clair. Les reflets produits par l'eau (mares, cours d'eau, fleuve, mer) sont tout aussi importants. On peut sans doute retrouver ce phénomène dans l'utilisation des émaux avec lesquels j'aime interroger la perception des volumes.

 

A quel moment et dans quelles conditions es tu allée t’installer à Nantes ?

Je me suis installée à Nantes en 2018 en ayant eu l'opportunité d'avoir un atelier au sein de l'association MilleFeuilles, après avoir déposé un dossier dans le cadre d'un appel à candidature pour la mise à disposition d'un atelier d'artiste.

 

Mouvements/ styles/ influx

 

Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques auxquels tu te réfères plus particulièrement?

Je me réfère à l'art abstrait, au cubisme, au constructivisme, au mouvement « Arts and Crafts », à la nouvelle sculpture anglaise, au Bauhaus et au design italien des années 60/70 (Memphis, Superstudio, Archizoom).

 

Des artistes ont-ils été particulièrement influençant au début de ton travail?

La découverte du travail de Piet Mondrian a été importante, celle de Georges Braque, de Constantin Brancusi et de Giorgio Morandi aussi. Ettore Sottsass a été et continue d'être une personne qui compte dans mon travail et son orientation. J’aime son idée chère de transformer le banal en potentiels archétypes mythiques.

 

Le XX siècle a été très marqué par l’influence de Marcel Duchamp, la possibilité de faire le lien entre artefacts industriels et création sculpturale ( cf : En 1912, alors qu'il visite le Salon de la locomotion aérienne en compagnie de Constantin Brancusi et de Fernand Léger, Marcel Duchamp tombe en arrêt devant une hélice d'avion et s'exclame : « C'est fini, la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ?»).

Je me suis pendant plusieurs années intéressée aux balises et aux bornes qui délimitent des espaces de voiries. J'en ai moulé certaines en plâtre dont j'ai reproduit les formes par tirages en terre. Déconstruites, mélangées et recomposées par fragments, je produisais ainsi de nouvelles formes, reconnaissables seulement en partie, parfois non identifiables. J'ai compris à un moment de mes études que mon intérêt et ma recherche artistique se portaient sur le langage des objets.

 

As tu ou es tu intéressée par des formes réalisées par l’industrie ?

J'ai étudié l'art et le design pendant plusieurs années et me suis passionnée et questionnée sur l'interaction entre la forme et sa présence, sa fonction et son usage. La possibilité d'interroger la fonctionnalité des formes produites par les procédés industriels, d'exploiter leur potentiel sculptural, évocateur, d'objet de projection, de tenter l'élaboration d'un répertoire, d'un inventaire (je pense au travail immense de Hilla et Bernd Becher) m'intéresse beaucoup.

Cette recherche sur le langage des objets, les espaces construits et les architectures me passionne. Elle me permet de relever des découvertes et des curiosités au travers de traces et d'indices qui me semblent à même d'interroger nos façons d'habiter notre monde, à la fois pragmatiquement et poétiquement, dans l'espace et dans le temps. J'y associe la nature dans des aspects liés aux domaines des minéraux et de la géologie, dans l'utilisation des matériaux comme les terres et les émaux.

 

Est-ce que la nouvelle sculpture anglaise ( Tony Cragg/ Bill Woodrow/ Richard Deacon / Rachel Whiteread/ Anish Kapoor)  a eu une influence sur ton travail ? Et si oui, comment ?

Ce qui m'intéresse dans la nouvelle sculpture anglaise, c'est la possibilité de s'emparer de formes existantes en substituant le caractère limitant de leurs usages et fonctionnalités, saisir  l'existant pour y apporter un trouble, le déplacer pour insuffler une forme d'étrangeté.

 

Y-a-t-il actuellement des sculpteurs, des plasticien.n.es d’autres artistes que tu regardes plus particulièrement ? Et qui contribuent à faire évoluer, à nourrir ton travail?

Je regarde le travail des artistes Nicolas Moulin, Rebecca Digne, Marion Verboom, Jennifer Caubet, Anders Ruhwald, Johan Creten, Cécile Hartmann, Thomas Schütte, Emilie Perotto, Raphaël Zarka. L'exposition de l'architecte Bijoy Jain et du Studio Mumbaï « Le souffle de l'architecte » à la Fondation Cartier cette année m'a beaucoup marquée.

 

Considères-tu qu’il faut avoir plus qu’en peinture, une très bonne connaissance des sculpteurs/trices qui t’ont précédé pour pouvoir être à même de réaliser des sculptures en 2024 ?

Pouvoir situer son travail et sa démarche, trouver ses « familles » et des références diverses me semble essentiel. Pour moi, c'est important de trouver une façon d'être en relation avec ce qui m'a précédé ou ce qui m'est contemporain ; cela permet aussi de remettre en perspective mes idées, situer mes intuitions et mes préoccupations, comprendre ce que je fais au-delà des choix que je prends.

J'aime associer des éléments sans hiérarchie préétablie ni ordre d'importance. Dans mon travail artistique, j'aime produire la rencontre d'éléments qui ne se rencontrent pas nécessairement, en raison de distinctions de provenances, de lieux, d'histoires, de temporalités, de qualités, de matériaux ou de dimensions, plans, échelles.

Comment regardes-tu la statuaire classique ou est-ce que tu t’intéresses plus aux formes sculpturales des «  grandes civilisations » anciennes ?

Le répertoire des formes sculpturales et architecturales issues de civilisations anciennes m'intéresse dans le potentiel narratif, évocateur et universel. Le manque m'apparaît comme une caractéristique de la définition du vestige. Il permet le support de la projection mentale : quels éléments sont absents ? Que s'est-il passé ? De quoi s'agit-il ? Ce qui est donné à voir peut être le support de l'imaginaire, peut avoir une dimension subjective qui s'ajoute à la dimension scientifique de l'objet archéologique.

Est-ce que le domaine des arts appliqués a eu ou a une influence sur ta pratique ? Je pense notamment aux grands mouvements comme l’art nouveau ou l’art décoratif.

Le mouvement de l'Art décoratif tient une place importante comme référent dans mon travail. Je m'intéresse à ses dimensions architecturales, aux dynamiques des lignes géométriques, à la recherche de sobriété et à la notion d'art total qu'il véhicule. C'est un mouvement qui se développe dans l'entre-deux guerre alors que les villes détruites par la Première Guerre mondiale se reconstruisent. Les architectes et urbanistes entreprennent une restructuration audacieuse des villes et créent de nouvelles façades résolument modernes face aux paysages en ruine. L'importance donnée au travail des matériaux, à l'artisanat d'art et la mise en valeur du champ des arts mineurs m'intéresse. C'est le mouvement qui rassemble les activités artistiques, les métiers d'art et l'architecture, dans une continuité des recherches menées par des mouvements tels que l'art abstrait, le cubisme et le constructivisme et dont le Bauhaus constitue un laboratoire.

 

Je fais un lien avec tes modes de présentation, sur table et à l’échelle « domestique » de certaines de tes pièces.

Tu dis que de nombreuses pièces naissent de déambulations, de ballades, d’observation du réel d’où émergent des dessins et des photographies. D’ou vient ton intérêt pour les espaces construits, les architectures plutôt que pour la nature ?

Je suis issue des métiers d'art, du design et de l'art. Mon travail s'inscrit dans une transversalité de ces pratiques où des allers retours s'opèrent au travers de chaque projet. Je le place dans tout cet héritage artistique et culturel.

La question du socle reste liée à la sculpture bien que cette dernière ait pu s'en affranchir. Le support, même volontairement absent, demeure toujours un questionnement. On peut depuis Brancusi imaginer tout un ensemble de combinaisons et dispositifs possibles. J'essaie de trouver des interactions qui m'apparaissent pertinentes en regard de ce que je souhaite montrer et ce à quoi je fais référence dans mes œuvres, pour que les différents éléments face corps, s'inscrivent dans un champ de références communes.

 

Cuisine / série

 

Comment se construisent tes réalisations ? Fais tu des croquis préalables à tes sculptures ?

Je réalise des dessins au trait, simples, synthétiques, dépouillés, que j'interprète ensuite en volume avec un travail de modelage à la plaque principalement. Cela me permet un transfert le plus direct possible entre la surface et le volume, un peu comme le travail d'un patron en couture.

Est-ce que le travail sur des carnets de travail a une place prépondérante dans la gestation de ton oeuvre?

J'ai un carnet qui recense mes différentes idées, notes et croquis de recherches qui nourrissent les projets. Certains obligent à une projection assez élaborée pour pouvoir être présentés, puis éventuellement choisis et développés, dans le cas d'appels à candidature par exemple. Mes sculptures proviennent souvent d'éléments provenant de lieux et de territoires que je découvre ou sur lesquels je travaille. Parfois elles sont directement issues d'expérimentations menées dans l'atelier, de recherches sur les combinaisons de formes et de matières.

 

Est-ce qu’il y a des sculptures qui viennent de recherches graphiques libres, sans référents ?

Je me fixe un cadre de départ que je modifie pendant la phase de réalisation. Souvent, j'ai une intuition de forme, d'installation ou une image mentale avec laquelle je démarre. Les intentions s'affinent en faisant et l'oeuvre résulte de ce mélange entre ce qui est déterminé et ce qui advient dans le processus de création. Le travail d'atelier est primordial pour moi. J'ai besoin d'un temps et d'un espace qui m'appartiennent, où je suis seule, pour que les oeuvres se mettent en place et se concrétisent.

 

Quelle place a le travail d’atelier, de recherche ?

Comment se passe la conception de tes pièces, as tu des modalités de travail expérimentales où as- tu une idée très précise de ce que tu veux obtenir ?

Est-ce que notamment la phase de cuisson de tes pièces te permet d’expérimenter des cuissons spécifiques afin d’obtenir des rendus de surface particulière ?

En quoi l’aspect possiblement accidentel des cuissons peut être source d’inspiration ou d’orientation dans l’évolution de ton travail ?

La céramique et ses composants (émaux, sablse, terres, matières achetées ou glanées) nécessitent des temps d'expérimentation pour valider ou non des intuitions. Parfois il y a des « ratés » et d'autres fois de heureux hasards. Il faut trouver un juste équilibre entre le projet initial et les aléas liés au matériau. Tout n'est pas forcément bienvenu sur le moment mais peut servir pour de futurs projets. C'est une construction permanente et les possibilités s'étoffent au fur et à mesure de la pratique artistique. J’apprends en permanence de ce que je fais et c'est ce qui rend ce médium passionnant.

 

Il semble que tu travailles souvent par séries (Les feus lotis, Terres lunaires, Archisteroids & Architeroids...), comment t’engages tu dans ce travail ?

As tu une idée de l’ensemble de la série ou est-ce une pièce, une recherche qui donne l’impulsion, l’envie de faire la série ?

La série a un lien particulier au travail de la céramique : il y a beaucoup de temps d'attente où la terre doit sécher avant d'être retravaillée. La pratique de la série est donc venue d'elle-même dans ce contexte : en attendant qu'une sculpture sèche pour revenir dessus, on en prépare une autre, et ainsi de suite.

Dans la série, je m'intéresse à la possibilité de plusieurs éléments de se répondre pour former un ensemble de modules, un répertoire de formes ou un abécédaire. Cela me permet de déployer des petites et moyennes formes dans l'espace. Je peux aussi jouer avec des dispositions différentes à chaque fois et en fonction des lieux d'expositions. Je conserve ainsi la dimension de construction et de modulation même après la cuisson qui fige la forme.

 

La place particulière donnée au dessin

 

Le dessin semble trouver une place prépondérante dans ta démarche. Alors ce qui m’étonne est que lorsqu’on voit tes dessins, on ne se dit pas, ceux sont des dessins de sculptrices, comme on pouvait le dire avec ceux par exemple de Rodin ou de Michel Ange, un dessin qui va privilégier les contrastes, les indications d’ombres et de lumière puissantes, ici c’est un dessin réduit quasiment au trait. Est-ce une volonté de faire ressortir les rythmes, l’énergie quasi musicale de ces formes ?

Ceci est d’autant plus étonnant que dans tes textes, tu dis privilégier la matérialité des surfaces, le fait de ne pas cacher le matériau granuleux, le gout pour le crépi, n’est-ce pas contradictoire au regard de tes dessins au fil ?

Les dessins me permettent d'entretenir une relation plus immédiate à mon travail artistique que ne me le permet la céramique qui nécessite des conditions logistiques et techniques spécifiques, plus lourdes. Je peux emporter cette pratique partout avec moi, je n'ai pas besoin d'atelier pour dessiner et cela me donne une certaine liberté. J'observe et prélève des formes dans mon environnement sans distinguer les plans, ce qui me permet de générer de nouvelles formes. Dans le travail de la ligne, présente dans le dessin comme dans mon travail de sculpture, je cherche à capter l'essence des choses dans mon environnement. En faisant abstraction des détails pour arriver à une forme simple, plus universelle, ce qu'on voit peut à la fois être identifié et continuer de se soustraire à une évidence. Il m'intéresse de cultiver cette notion de doute dans la perception des oeuvres.

Au travers de mes séries de dessins et de sculptures, je cherche à élaborer un répertoire de formes simples et un vocabulaire graphique où les éléments peuvent se correspondre pour former un langage, une écriture.

 

Ruines et fragments

 

Peut-on parler d’anti monument dans ton travail ?

Cette idée, que les éléments du réel environnants peuvent être une source d’inspiration aussi importants qu’on pu l’être les mythes, l’histoire dans la période antérieure au XIX siècle pour les sculpteurs antérieurs.

Tu parles dans un entretien d’un lien privilégié avec la science fiction, un intérêt pour ces univers dystopiques, souvent présents dans les récits d’anticipation. On a dit du travail de représentation de ruines du peintre romantique Hubert Robert qu’il fermait la période de l’ancien régime qu’il représentait une forme de civilisation décadente afin de révéler les origines antiques de l’Europe.

Tes pièces qui sont souvent des fragments, voire des représentations de formes architecturales qui rappellent les catégories sculpturales récurrentes dans la plupart des grandes civilisations sont elles pour toi la représentation d’une époque où un nombre de catégories, voire de valeurs sont brisées, représentées de fait, à l’état de ruines ?

Et de fait, faut-il remettre en question la question des référents et aller chercher plus loin en se confrontant à la représentation du temps et aux questionnements que posent l’espace cosmique ?

Je cherche à questionner ce qui peut faire monument au delà de ce qui est admit comme tel par les conventions. Relever ce qui est banal, habituel, absorbé, invisibilisé dans l'environnement quotidien et l'élever au rang d'oeuvre, de monument, est une manière de proposer une attention nouvelle à ce qui est déconsidéré. Au-delà de l'anti-monument et d'une volonté d'abolir la hiérarchisation entre des formes architecturales remarquables et d'autres plus banales, je cherche des indices, des signes qui peuvent faire état d'un territoire, de ses caractéristiques et de ses mutations, mettre en perspective différentes temporalités et questionner la notion de ruine. Je n'ai pas la prétention de faire un travail encyclopédique et exhaustif, mais j'ai à cœur de pouvoir mettre au même niveau des éléments invisibilisés et d'autres mémorables : pour moi, l'intrigue et la beauté n'apparaissent pas nécessairement là où on les attend, encore moins là où on nous incite à les voir. Comme je le disais au début de l'entretien, j'ai la chance qu'on m'ait appris enfant à prêter une attention particulière au quotidien et à trouver de l'intérêt dans des choses simples, qui peuvent avoir l'air insignifiantes.

Ce que je produis est un support à des réflexions liées à la projection, à l'imagination, au temps, à l'espace, à notre rapport à l'existence et notre façon d'habiter notre monde. Le travail sur les fragments et les ruines est lié à la possibilité de projection mais aussi à une intuition et un sentiment de finitude. Je rends compte au travers de mon travail de la ruine déjà à l'oeuvre, anticipée, d'un temps présent déjà révolu.

Temps/ science-fiction/ espace/ archéologies du futur

 

Le titre de certaines de tes séries, comme certaines thématiques que tu empruntes sont associées au domaine de la science fiction. Je pense notamment à cette idée que certaines de tes pièces sembleraient être des précurseurs d’états à venir de la forme.

Ce travail sur la représentation et le temps n’est pas sans rappeler des problématiques que l’on retrouve chez notamment Philip K Dick, mais  aussi chez Stanley Kubrick ( 2001, Odyssée de l’espace et ce monolithe noir) Christopher Nolan, l’idée d’objets qui seraient en avance ou en retard sur le flux du présent du réel dans lequel on vit (Interstellar, Tenet).

Comment expliques-tu l’aspect qui semble contradictoire de réaliser des œuvres inscrites dans des modes de conception anciens (la terre cuite, pour résumer), lentes dans leur conception et les liens avec le grand thème de l’espace ? Avec le temps (cela me rappelle le fait que les lumières des étoiles que l’on voit dans le ciel sont des sources lumineuses qui ont été émises, pour certaines il y a des millions d’années).

Dans le même ordre d’idées, tu reprends des modes sculpturaux dans leurs présentations qui appartiennent plus à l’archéologie  (Célestes et antédiluviennes). Comment expliquer les apories que tu réalises, les oxymores formelles d’archéologie du futur, réalisées avec des formes sculpturales collectées dans le réel ?

Et étonnamment dans tes dernières pièces, notamment celles réalisées pour Fontevraud, tu reprends les formes des tours, des donjons, est-ce que pour toi elles reprennent les formes des lanceurs spatiaux, des fusées ?

La céramique a pour moi cette intrinsèque relation au temps et à ce qui reste. On la retrouve partout, dans les domaines de l'architecture, de l'objet, de l'art et des technologies. J’aime à penser que cette pratique intimement liée à l’histoire de l’homme et de ses cultures peut sans cesse éprouver le lien entre ce qui s’édifie et ce qui se délite, entre ce qui appartient au présent et au passé, entre ce qui est et la projection que l’on a du réel, et ainsi créer une forme de synthèse. Selon moi, la terre cuite est le matériau à même de parler des relations de l'homme au temps et à l'espace. Ses possibilités de recherches et d'expérimentations sont infinies. Elle est un support à la fois aux usages et aux imaginaires des êtres humains.

Je cherche au travers de la pratique de la céramique ses potentialités et ses capacités à interroger et figurer des états intermédiaires qui peuvent se contredire et ainsi ouvrir une brèche pour sonder nos multiples lectures du réel.

Les contradictions m’intéressent dans leur capacité à créer une tension entre deux états opposés, qui peut ouvrir une brèche pour créer de l'instabilité et mettre en doute. Pour moi, cet état intermédiaire permet un questionnement permanent sur ce qui est donné à voir et ouvre plusieurs niveaux de lectures et d’interprétations. Les paradoxes enrichissent nos modes d’appréhension et de pensée car ils permettent de ne pas se conforter dans une position déterminée. Ils orchestrent un mouvement permanent.

Les formes que je créé tendent à une universalité et incarner des archétypes. Elles matérialisent cette recherche, cette tentative, cette direction vers une forme d'absolu. Un absolu paradoxal en regard des temps et des espaces spécifiques dont elles sont issues mais dont elles cherchent aussi à se soustraire. J'essaie d'organiser un tout qui pourrait rassembler les ambivalences, les contradictions et les préoccupations diverses qui habitent mon travail. C'est une forme de quête.

A propos du projet réalisé pour le parcours d'été de l'Abbaye royale de Fontevraud, je me suis intéressée aux récits, hypothèses et faits qui composent et construisent l’histoire de l’Abbaye. En m'attachant plus particulièrement aux cuisines romanes, j'ai découvert que l'histoire du site se constitue par couches et bribes parmi lesquelles il semble parfois possible de faire cohabiter réalité et fiction. Le lieu déploie également d’autres relations ambivalentes m’ayant intéressée dans leur capacité à créer des ambiguïtés ou des contradictions. Par exemple, celles entretenues entre le connu et l’inconnu, le visible et le caché, la présence et l’absence, le contemporain et l’ancien, le partiel et l’entier, la symétrie et l’asymétrie, ce qui est et ce qui aurait pu être… Dans le prolongement de cette idée, la possibilité pour le lieu d’avoir pu connaître une autre destiné m’a passionné.

 

Dans l’hypothèse où le site aurait pu être un lieu de pèlerinage (si la volonté du fondateur de l’Abbaye d’être inhumé parmi ses semblables dans un lieu commun à Fontevraud avait été respectée), j’ai imaginé une forme d’édifice pouvant être à la fois une architecture funéraire, une lanterne des morts, un échafaudage ou une simple tour. Ce monument est pensé comme une structure s’articulant sur la base de l’octogone, une figure géométrique que l’on retrouve dans plusieurs éléments architecturaux de l’abbaye, notamment les cuisines romanes, les flèches et les tourelles. Dans la symbolique chrétienne, cette forme est reliée à la croyance d'un autre espace temporel qui marquerait une forme d'éternité.

 

J’ai choisi d’habiter cette construction de plusieurs sculptures en céramique. Réalisées à partir d'un travail de collecte photographique puis de dessin, elles peuvent être issues d'éléments partiels ou entiers. Elles sont autant d’indices convoquant différentes échelles et plusieurs points de vue pris de l’Abbaye de Fontevraud, m'ayant intriguée par leur particularité. La plupart d'entre elles conservent un aspect brut qui rappelle le tuffeau, la pierre locale. Les sculptures les plus hautes possèdent un revêtement opalescent évoquant la nacre, un matériau employé dans les usines par les prisonniers confectionnant les boutons durant l'époque carcérale de l'Abbaye. Placées au plus haut de la structure, elles en sont le fanal. D'autres situées plus bas sont recouvertes d'un émail fait à base d'argile sédimentaire verte récoltée dans la forêt de Fontevraud à l'occasion d'une randonnée, s'inspirant du vœu de Robert d'Arbrissel d’être «enterré dans la boue de Fontevraud». La sculpture noire reprend la sombre silhouette des toits de l'abbatiale que je contemplais dans la lumière du levant depuis la chambre dans laquelle je logeais, située au-dessus de la porte d'entrée.

 

Ce dispositif a la volonté d'établir une synthèse tout en sachant qu'elle est vaine et irrationnelle. C'est une recherche menée à la frontière des territoires de l’imaginaire, de la perception, du souvenir et de la représentation mentale. Il s’agit ici de présenter une découverte, quelque chose s’étant construit en rapport au lieu, à l’expérience que j'en ai faite et ainsi, confronter quatre points qui s'articulent dans des temporalités connexes ou éloignées : ce qui a été vu, ce qui reste, ce qui a existé, ce qui est.

L'éphémère et l'éternel rend hommage à ce qui disparait et demeure, à ce et ceux qui reste(nt).

Les formes issues des objets et des architectures en tant qu'objets de projection m'intéressent particulièrement. J'ai commencé, dans cette idée, à m'intéresser également aux ex-voto.

 

Opposition entre minimalisme géométrique et formes naturelles

 

Dans de nombreuses séries (Les feux lotis, Terres lunaires, Architectures sédimentaires, Archisteroids & Architeorites…) on retrouve le désir d’associer minimalisme orthogonale et formes naturelles (pierres), comment peux tu parler de ces mariages formelles qui peuvent sembler «  contre nature », que cherches tu à faire ressortir ? ( je pense à l’œuvre de Jean-Michel Sanejouand, au Magicien installée sur le parvis de la gare à Rennes qui est un agrandissement monumental d’une pierre trouvée lors d’une promenade).

Est-ce la volonté de trouver un équilibre entre l’aspect cérébral de la géométrie et la puissance tellurique des formes des pierres ?

Comme des tentatives d’harmoniser la raison avec la passion, le dionysiaque et l’apollonien Nietzschéen ?

 

Je suis fascinée par la transformation des matériaux et leurs temporalités. Je pense aux fossiles, ceux d'oursins, nombreux, qu'on a retrouvé en baie de Seine pendant des années. Le temps et le passage au feu permettent de transformer les matières, de passer d'un état friable, instable, fragile, vivant, à un état inerte, figé, solide, stable. La céramique reproduit des principes géologiques d'une certaine façon. La terre cuite acquière la dureté de la pierre. On « fossilise » le travail de l'empreinte lorsqu'on cuit un modelage. La terre, avec la cuisson, peut se transformer en un nouveau matériau : la céramique. Avec le travail des matières et des émaux, on peut explorer les transformations chimiques des matériaux, observer des phénomènes de cristallisation, d'irisation, de vitrification... qu'on peut utiliser pour simuler des rendus de minéraux ou d'éléments de construction (pierre, métal, brique).

Comme je le mentionnais précédemment, j'aime exploiter les phénomènes de contradictions et d'ambivalences pour développer un questionnement et une incertitude sur ce qui est donné à voir. Entre la forme géométrique et la forme minérale ou organique, il y a de la place pour se demander qu'elle forme précède l'autre, et en cela, questionner ce qui se construit ou se délite, ce qui se situe dans l'avant ou l'après et ainsi, notre propre rapport à notre existence et au temps. Il y a sans doute également une tentative d’harmoniser l'ordre et le chaos, même au travers d'un petit fragment, comme dans la série des Architeorites.

 

Construction

 

Sans réaliser des pièces in situ, il y a de manière récurrente chez toi, la mise en place de modalités de conception où tu es amenée à répondre à une confrontation/ réponse avec l’architecture de bâtiments patrimoniaux et modernes qui sont une source d’inspiration formelle afin de réaliser des séries.

Est-ce un intérêt fort pour ces architectures inscrites dans leurs époques ou est-ce lié aux invitations qui te sont faites ?

Je réalise des sculptures en séries présentées selon des dispositifs d’installation qui fonctionnent comme des systèmes. Je prélève des formes dans l’environnement bâti que j’associe dès que possible à des matières provenant du territoire que j’arpente et expérimente. Les possibilités de créer et d’exposer mon travail en regard de bâtis anciens ou récents, d’histoires et de lieux variés marqués par les strates du temps, m’ont permis depuis plusieurs années d’orienter ma démarche artistique sur des propositions spécifiques à chaque territoire observé. Les dessins et les céramiques sont produits à partir d’un ensemble d’étape de travail : randonnée de repérage, prise de vue des bâtiments et paysages, croquis, dessin et modélisation en terre.

Chaque nouvelle proposition permet d’augmenter le répertoire de formes existantes et de poursuivre la création d’un alphabet. Elle s’inscrit dans un projet plus global intitulé « Métafragments ». Les « Métafragments » sont des structures, dessins, sculptures, socles qui composent plusieurs de mes projets réalisés en une dizaine d’années (2014-2024), interprétés comme fragments et générateurs de dispositifs renouvelés et modifiés en fonction des situations de monstrations et d’expositions. Ils forment un ensemble de signes en déplacement et en extension, eux-mêmes fruits de premiers déplacements à l’origine de chaque projet développé de façon autonome, en lien avec un territoire précis et une temporalité spécifique. Leur usage et leur sens sont sans cesse retravaillés et augmentés puisque les éléments de cet ensemble peuvent être l’objet de combinaisons nouvelles à chaque projet créé. Liée aux problématiques de stockage et de renouvellement qui se posent aujourd’hui dans mon travail et mon économie de vie d’artiste, cette nouvelle étape me permet d’accentuer et développer les relations entre différents axes déjà présents : la sculpture et l’objet, la sculpture et le socle, le fragment et le tout, l’objet et l’architecture, le dessin et le volume, le réel et l’imaginaire.

 

 

 

Présentation/ monstration

 

Comment envisages tu la présentation de ton travail ?

Est-ce que, pour toi, l’exposition est une œuvre en tant que-t-elle, comme ont pu le montrer la génération des artistes issus de l’école de Grenoble (Philippe Parreno/ Pierre Huygue/ Dominique Gonzalez Foerster) ?

Et je me pose aussi la question des liens avec les espaces rituels, notamment d’Extrême-Orient dans tes modes de présentation, je pense notamment aux jardins zen mais aussi au sculpteur et peintre Lee Ufan. Ce choix de mode de présentation au sol sur des panneaux très fins.

As tu des références qui nourrissent ta réflexion dans ce domaine de la monstration de l’œuvre ?

Je prends des références et des inspirations issues de la muséographie, en particulier celles des musées d'archéologie, des lapidaires. Je m'inspire également de ce que font les artistes contemporain.e.s, les sculpteur.trice.s, les architectes qui développent des dispositifs de monstrations utilisant différents matériaux associant les œuvres, les espaces et les supports. L'exposition du Studio Mumbaï « Le souffle de l'architecte » à la Fondation Cartier cette année m'a beaucoup marquée. L'importance donnée aux matériaux, à la notion de fragment, à des productions artisanales de grandes et petites dimensions, la monstration d'éléments qui relèvent aussi bien des objets, des maquettes que des architectures, m'a beaucoup inspiré. J'ai vu dans l'association de ces différents aspects l'orchestration d'une forme de mouvement inhérent au processus de création.

J'aime que le moment de l'exposition puisse être un temps de création en soi. En fonction des projets menés, c'est plus ou moins possible ; parfois ceux-ci nécessitent d'être très « ficelés » en amont, ce qui laisse moins de liberté d'en bouger les lignes au montage. Pour autant, c'est toujours un moment où l'oeuvre existe, prend corps, prend acte, se dévoile. Avec le projet « Métafragments » dont je parlais précédemment, il y a cette envie de pouvoir recréer quelque chose d'unique à chaque fois, qui prend en compte un corpus de travail, qui peut tenter de réunir différents projets, les pratiques du dessin et de la sculpture, recomposer les fragments de projets existants pour fabriquer une nouvelle proposition.

 

Métier(s)

 

Est-ce difficile d’avoir un lieu de travail dans une grande ville?

As tu eu des difficultés à trouver un équilibre logistique ?

Dans les grandes villes, les artistes peuvent parfois bénéficier de la mise à disposition d'ateliers à loyer modéré en intégrant des structures et des collectifs. Ce type d'atelier est une opportunité pour intégrer un réseau professionnel, bénéficier d'un espace moins coûteux et faire partie d'une dynamique artistique. Intégrer l'association MilleFeuilles en 2018 m'a permis en arrivant à Nantes de disposer d'un lieu pour travailler et d'une visibilité dans un paysage où j'arrivais inconnue. Dans les grandes agglomérations, il y a beaucoup de rencontres et d'interactions possibles ; c'est particulièrement le cas à Nantes où il y a un vivier d'artistes, de structures privées et publiques importantes. Cependant, la pression immobilière et financière dans les grandes villes est énorme, ce qui rend difficile la possibilité de se mouvoir, d'avoir de la place et un atelier pérenne.

Comment comprends tu la difficulté de se faire une place pour un artiste qui travaille dans le champ de la sculpture dans l’art contemporain en France ?

Le travail de la sculpture est exigent et peut sembler parfois difficile au regard de l'investissement nécessaire à sa mise en œuvre, que ce soit d'un point de vue technique, logistique mais aussi physique. Il requiert de l'espace, des moyens de production et de transport importants. Je cherche en permanence des solutions pour pouvoir, à mon échelle, être maître de ma pratique de la création jusqu'à la logistique. Conserver le plus d'autonomie possible requière un effort particulier mais représente pour moi le gage d'une certaine sérénité. 

 

Autre champs artistiques / Références

 

Excepté l’art visuel, y-a-t-il d’autres disciplines artistiques dont on peut dire qu’elles ont une importance pour nourrir le champ de ta créativité?

D’autres disciplines des sciences humaines, la sociologie, la géographie, l’histoire, autres ? Ou le documentaire, le cinéma ? Les séries ?

Je conserve une certaine appétence pour les ouvrages qui associent textes, illustrations, schémas et images pour développer un propos. La bande-dessinée d'anticipation, de science-fiction réponds bien à cette nécessité et alimentent mon travail. Les classiques du genre  : Druillet et Jodorowsky. Les nouveaux : Mathieu Bablet et Jérémy Perrodeau. Quand j'étais adolescente, on m'a offert un conte, Les livres de vie de Filippi et Boiscommun édités chez Les Humanoïdes Associés, dont je me rappelle souvent.

Le cinéma de Science-fiction et ses genres apparentés sont des formes que je continu de consommer et dont certains films ont pu me marquer : 2001, Star Wars, L'histoire sans fin, Retour vers le futur, Blade Runner, Dune et plus tard Total Recall, Dark city, Bienvenu à Gattaca, Le Cinquième Elément, Matrix, Donnie Darko, Minority Report, Inception, Interstellar, Under the skin, High Life et Ad Astra. Récemment j'ai beaucoup apprécié l'ambiance et les thèmes de la série Tales from the Loop.

Je regarde des documentaires à propos de voyages, de découvertes archéologiques, de civilisations anciennes, de vestiges. Je m'intéresse à l'astronomie et à la minéralogie. J'ai un intérêt particulier pour la cartographie, qui témoigne de l'histoire et des changements d'organisation spatiales des lieux. J'aime passer du temps sur les outils de navigation pour revenir sur des territoires que j'ai découvert, me déplacer et explorer de nouveau ce que j'ai vu ou ce que j'ai manqué. Je fais des allers-retours entre l'exploration en me déplaçant (à pied et en voiture) et ces outils numériques.

Littérature/ essais

As-tu des romans, des essais qui t’ont marqué et qui nourrissent encore ton travail

Je m'intéresse à la philosophie, à la sociologie, à l'histoire, à l'étymologie. J'ai lu et je cherche des liens avec les écris de Gaston Bachelard, Georges Didi-Huberman (Devant le temps ; Etre crâne) et Tim Ingold, Une brève histoire des lignes ; Faire, anthropologie, archéologie, art et architecture). Un autre ouvrage que j'aime beaucoup : La lecture des pierres de Roger Caillois. J'ai lu et me suis intéressée à la philosophie pragmatique américaine, avec L'art comme expérience de John Dewey, Ce que sait la main ; la culture de l'artisanat de Richard Sennet et Eloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail de Matthew B. Crawford.

Musique

Est-ce que la musique a une importance dans tes processus créatifs ?

A l'atelier, j'écoute de la musique et des podcasts pour travailler. J'écoute souvent les émissions Allegretto animée par Denisa Kerschova, Remède à la mélancolie et Grand Canal animées par Eva Bester, certains cycles des Cours du Collège de France. Radiohead, Mazzy Star et Massive Attack sont les trois groupes musicaux de l'atelier.

 

 

Engagement

 

Une autre de tes facettes est la transmission.

Considères-tu que celle-ci est à même de pouvoir rapprocher le plus grand nombre de la création contemporaine ?

 

La transmission est un des moyens de créer du lien entre la création artistique et le public. Mener des ateliers et intervenir en tant qu'artiste dans des établissements scolaires permet un temps de partage et la mise en place d'occasions de « semer des graines » ; c'est comme jardiner. Ce qui est partagé et ce qu'on transmet peut ne jamais germer mais peut aussi éclore, tôt ou tard, et prendre bien différentes formes : le simple souvenir d'une découverte, le développement d'une sensibilité à un médium, à un geste, l'éveil d'un goût ou d'une curiosité pour un domaine créatif, le questionnement sur le rapport à son environnement, l'appréhension et le développement de son monde intérieur, émotionnel, l'apprentissage de formes de liberté.

Penses-tu qu’en France il y a un manque de temps donné à l’histoire de l’art, une éducation à l’image mais aussi à la forme permettant au public d’envisager la création contemporaine avec un regard éduqué ?

Dans le cadre scolaire, les moments de mise en relation avec l'art permettent une forme d'émancipation, une temps hors-cadre où plus de choses sont permises, notamment celles de la découverte et de la rêverie. Ces moments me semblent essentiels pour développer un rapport différent à son quotidien, moins rationnel, plus perméable aux ressentis et aux questionnements.

Est-ce que ce type d’implication correspond à une démarche politique de ta part, à savoir apporter la possibilité de réaliser des formes artistiques et de connaître l’évolution de l’art au plus grand nombre ?

Pour moi, cela a du sens car les interventions pédagogiques permettent de donner le même temps à tou.te.s. Si un enfant ou un adolescent ne bénéficie pas d'un cadre personnel qui lui permet d'être en relation à des formes d'art, ces temps dédiés deviennent primordiaux.

Concernant les adultes, les ateliers de découvertes et de pratiques artistiques permettent un temps privilégié dédié pour expérimenter, s'évader ou se retrouver.

 

 

Culture/ voyages

 

Est-ce que les voyages nourrissent l’évolution de ta pratique?

As tu fait des voyages qui auraient été déclencheurs de « virages » dans ton travail plastique ?

Ou es-tu comme, encore Caspar David Friedrich, à qui ont a reproché de ne pas avoir fait le voyage à Rome auprès des grands maitres, qui déclarait, pour résumer, «  pourquoi faire le voyage à Rome, puisque dans un grain de blé ont peut voir Dieu » ?

Pour moi, le dépaysement n'est pas nécessairement lié à la nécessité de partir loin. On peut voyager de même qu'on peut faire de vraies rencontres près de chez soi, avec des écrits, des films ou des promenades. A mon sens, ce qui compte est de pouvoir se déplacer, mais j'imagine que ces déplacements peuvent être une alternance de déplacements physiques et psychiques.

Cela dit, j'aime me déplacer physiquement ; j'ai besoin de marcher beaucoup. Je me déplace à pieds dès que possible et en voiture pour des grands trajets. J'essaie de profiter un maximum de mes voyages professionnels et privés pour observer les paysages et découvrir des lieux. J'adore passer du temps à regarder les cartes pour explorer, anticiper ou revenir sur mes déplacements et les éléments que j'ai aperçu. Les trajets en voiture sont des moments où j'apprécie être seule pour réfléchir et laisser les pensées venir.

 

Strates ou « pas »

 

Si tu envisages ta carrière, considères-tu que tes œuvres comme se superposant les unes au-dessus des autres, l’ensemble constituant un mur ( dans un sens positif, constructif) ou les voies tu plutôt comme des « pas » qui construisent ton chemin de vie ?

 

Je vois l'ensemble de mon travail plutôt comme un chemin qui se construit que comme une superposition de projets. Au-delà d'un empilement, je vois plutôt des allers retours, des rémanences et des affirmations se mettre en place. Cela m'intéresse de pouvoir créer des relations entre des éléments réalisés il y a plus de dix ans et d'autres récents. J'ai le sentiment que mon travail devient un tout qui se précise, dans lequel des choses sont gardées et d'autres laissées de côté. Pour autant, il me semble qu'il reste toujours une part indicible dans la recherche artistique. C'est aspect est aussi une forme de moteur dans ma création.

Souvent les artistes visuels disent que leurs réalisations les aident et sont indispensables dans la construction et la connaissance de leur identité et qu’elles sont indispensables à l’évolution de leur vie, es-tu dans le même cas ?

Je dirais que mes réalisations m'ont aidé à m'affirmer et me construire en tant qu'individu, pour mener les choses dans une direction qui me semble juste et créer un monde où je me sens à ma place. Depuis un an, j'ai fais le choix d'arrêter l'activité salariée dans l'enseignement pour me consacrer entièrement à mon activité artistique. J'organise cela en deux pôles d'activités : les interventions, formations, cours, et l'activité de recherche et production artistiques, projets de résidence, d'exposition, partenariats avec des galeries, ventes auprès de particuliers.

De fait, penses-tu qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaire à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?

 

L'évolution et le rythme dans le travail d'un artiste dépendent de ce qui traverse sa vie, de ses besoins, de ses obligations et de ses choix de vie.

 

Titre

As-tu choisi un titre pour ton exposition à L.A. Galerie ? Et si oui, pourquoi ce titre ?

Le titre de l'exposition imaginée pour L.A. Galerie est L'apparition des reliques.

L'exposition sera constituée d'un ensemble de sculptures et de dessins appréhendés comme des fragments qui matérialisent chacun les restes d'une forme prélevée dans un environnement à un moment donné ; qui s'inscrivent chacun dans un lieu et dans un temps. Ensemble, les œuvres tendent à reconfigurer un espace-temps qui questionne un monde passé, présent et futur. Cet espace-temps montre des éléments issus de formes ordinaires mais distinctives. Il s'agit d'images recomposées et simplifiées tirées de paysages construits. Les œuvres, ensemble, orchestrent un espace imaginaire où apparaissent les débris et les dépouilles d'un monde connu.

L'apparition des reliques évoque avec poésie les phénomènes de résurgence des images dans nos pensées, nos souvenirs et nos rêves. Le titre parle aussi des formes absorbées dans nos environnements quotidiens, peu regardées et résiduelles, qui parfois attirent notre regard, suscitent notre curiosité et peuvent occasionner ces réminiscences.

 

Être artiste plasticienne

 

On associe le statut d’artiste, à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société, est-ce ton cas ?

L'exposition sera constituée d'un ensemble de sculptures et de dessins appréhendés comme des fragments qui matérialisent chacun les restes d'une forme prélevée dans un environnement à un moment donné ; qui s'inscrivent chacun dans un lieu et dans un temps. Ensemble, les œuvres tendent à reconfigurer un espace-temps qui questionne un monde passé, présent et futur. Cet espace-temps montre des éléments issus de formes ordinaires mais distinctives. Il s'agit d'images recomposées et simplifiées tirées de paysages construits. Les œuvres, ensemble, orchestrent un espace  imaginaire où apparaissent les débris et les dépouilles d'un monde connu.

L'apparition des reliques évoque avec poésie les phénomènes de résurgence des images dans nos pensées, nos souvenirs et nos rêves, mais aussi les formes absorbées dans nos environnements quotidiens, peu regardées et résiduelles.

Ou en d’autres termes, te considères-tu comme un artiste engagé ?

Je pense qu'un artiste est nécessairement engagé : dans le choix et la nécessité de penser et d'agir, dans l'acte d'extérioriser des préoccupations de quelle nature qu'elles soient, dans l'affirmation et l'expression d'une intention, d'un sentiment et/ou d'un point de vue, singulier, qui parfois ne se conforme pas ou apparait en marge ou en décalage.

Penses-tu que l’art peut encore être une possibilité de mettre en lumière des situations que la société aimerait laisser dans l’ombre, cachées ?

Wim Wenders vient de sortir un film qui se passe au Japon, The perfect days sur la vie d’un employé qui entretient avec passion et délicatesse les toilettes publiques, penses tu que l’être humain devrait être beaucoup plus attentif aux petites choses et plus respectueux des invisibles qui font que la vie en société est possible ?

L'art, pour moi, est une possibilité de créer des espaces de découvertes, de rencontres, d'échanges qui donnent du sens à l'existence mais aussi des espaces de refuge.

Dans le fait de cultiver une attention aux petites choses, aux choses simples, je peux trouver du sens dans mon quotidien et cela me procure une forme d'harmonie.

 

Statut

Penses-tu que le statut actuel des artistes auteurs en France est-il un statut idéal pour construire une œuvre artistique ? Ou considères-tu que la charge de devoir gagner sa vie, par d’autres biais, nuit à la construction de votre travail artistique ?

Le champ des arts visuels est peu structuré et met en concurrence des individus qui sont entrepreneurs d’eux-mêmes. Par rapport aux autres régimes des indépendants, le régime de l'artiste-auteur peut apparaître plus avantageux à certains égards notamment sur le taux de prélèvement des cotisations sociales. Pour autant, la couverture sociale est très moyenne et le seuil pour être indemnisé en cas de besoin est à revoir. Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. Malheureusement, le droit et les préconisations concernant la rémunération des artistes auteurs ne sont pas toujours appliqués et respectés et il est difficile de vivre de son art à proprement parler. Les réflexions et actions menées actuellement par les syndicats d'artistes-auteurs et les artistes, sur la question de la professionnalisation, font suite à des années de lutte et de revendications. Ils interrogent le milieu de l'art en tant que milieu du travail, ce qui me semble très pertinent en regard d'autres statuts existants comme celui de l’intermittence.

En tant qu'artiste plasticien.ne, il faut souvent cumuler des activités, notamment salariée et indépendante, pour avoir une économie viable. La diversification de l’activité peut être intéressante pour créer une dynamique de travail où les pratiques s'alimentent (c'est le cas lorsqu'on est artiste et enseignant par exemple). Mais elle peut aussi être un frein avec la difficulté de tout mener en ne disposant pas du temps nécessaire au bon fonctionnement et à la qualité de chaque activité.

Personnellement, je trouve difficile de tout concilier sur du long terme. Pour pouvoir exercer mon activité d'artiste-auteur dans les conditions actuelles, je fais des concessions et des choix. Je fais en sorte d'avoir très peu de besoins au quotidien et j'ai appris à accepter la précarité qu'impose l'irrégularité des projets chaque année. Je travaille beaucoup et sans avoir toujours la garantie d'un retour sur investissement. La plupart du temps, il est nécessaire  d'avoir de la trésorerie pour pouvoir démarrer et réaliser ses projets. En plus de sa pratique personnelle, il faut contacter des structures et postuler auprès d'appels à projets, puis recommencer régulièrement. Je trouve un équilibre entre des propositions qui me sont faites et la recherche de nouvelles opportunités. Même si le travail artistique est prépondérant, il est souvent important d'être soutenu et reconnu par ses paires. Certaines rencontres peuvent être déterminantes. Pour conclure, je dirais également qu'il faut savoir cultiver le désir d'être à son art, être humble et très persévérant pour développer un travail artistique sur le long terme.

 

 

Entretien préparatoire à l’exposition l’apparition des reliques à L.A. Galerie du Lycée Anguier de Eu, réalisé entre Hélène Delépine et Thibault Le Forestier – Été 2024

Merci à Hélène Delépine de s’être investie dans cet entretien qui permet de mieux cerner les liens existants entre son existence, ses influences, ses références et les œuvres qu’elle donne à voir.

 

 

Mercredi 16 octobre- 17h/ vernissage de l'exposition Elika Hedayat - Carte blanche au Festival du Film d'Animation des Villes Soeurs/ Partenariat de Pascal Neveux- Directeur du Frac Picardie

  Cette exposition est associée à la 2e édition du Festival du Film d’Animation des Villes Soeurs dans le cadre d’un par...