Entretien réalisé entre Jean-Marc Thommen et Thibault Le Forestier – Mars/ mai 2023

 Entretien réalisé entre Jean-Marc Thommen et Thibault Le Forestier – Mars/ mai 2023

 

Eveil

La rencontre avec l’expression artistique est souvent considérée comme structurante, primordiale du parcours à venir. Y-a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs dans ce sens, dans ton enfance ?

Etais-tu prédisposé à devenir plasticien ?

J’ai grandi dans la région de Bourges, en plein Berry et dans les années 70 l’art y était quasiment absent : ni musée, ni centre, ni galerie. L’histoire médiévale était prégnante à travers l’architecture et quelques documents, notamment « Les très riches heures du Duc de Berry », célèbres et splendides enluminures. La culture artistique, moderne et contemporaine était centrée sur Paris, au dépend de nombreuses régions, comme c’est encore trop souvent le cas. Qu’est-ce qui prédispose un enfant à dessiner dans ces conditions ? En ce qui me concerne, je pense que c’est l’ennui qui a été un moteur paradoxal. J’étais assez actif et même si j’ai pu pratiquer le violoncelle et d’autres disciplines, certaines journées pouvaient être longues : quoi de mieux qu’un morceau de papier et quelques crayons pour tuer cet ennui et représenter ce qui m’entourait, les visages de mes proches ou toute autre chose. J’ai dû me faire remarquer à force de griffonner un peu partout et même en classe, puisqu’un professeur m’a encouragé dès la 6ème et a appris à mes parents qu’il existait des écoles d’art si jamais un jour je m’en souviendrai à la suite du lycée. La parole d’un professeur peut être fondatrice et déterminante parfois : la sienne m’a sans doute permis de me sentir légitime auprès de ma famille qui n’était pas particulièrement sensible à la question et également auprès de mes amis qui m’ont très tôt désigné comme « artiste », bien avant que j’envisage sérieusement de présenter l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. J’avais tout de même reçu un message en plein centre de Bourges : une sorte d’ovni qui semblait s’être posé là, au beau milieu d’un carrefour. Une sculpture en acier, robuste et élégante, recouverte de peinture noire et dont les formes étaient à la fois courbes et nettes, pleines et évidées : je pense l’avoir contourné d’innombrables fois sans jamais chercher à savoir ce qu’elle représentait. C’était un des célèbres Stabils de Calder que l’on peut voir désormais à l’intérieur de la Maison de la Culture de Bourges.Apprentissage

Tu es diplômé de l’école des Beaux-Arts de Paris, est-ce que cela a été difficile de réussir le concours d’entrée, dans quel atelier as tu travaillé ? Est-ce que l’artiste ou les artistes , maître(s) d’atelier ont eu une influence prépondérante sur ton travail ?

A la fin des années 80, les conditions d’accès aux écoles supérieures d’art étaient incomparables à celles d’aujourd’hui. La place du dessin y était encore déterminante et c’est sans doute ce qui m’a servi. Celle de l’histoire de l’art aussi : j’avais pris un goût certain à consulter les artistes auparavant, à découvrir les grands mouvements qui jalonnaient les époques jusqu’aux plus modernes. Témoigner de cette curiosité auprès des jurys a certainement inspiré leurs choix, et cet appétit historique est toujours apprécié lors des entretiens ou encore à travers les lettres de motivation que réclament les concours aux jeunes candidats. Je continue de penser que la liberté individuelle à s’approprier l’histoire des formes constitue l’équivalent d’un exercice préliminaire tel qu’un athlète doit le pratiquer, les gammes qu’un musicien doit répéter. L’histoire des formes et de la pensée, c’est tout de même un paysage fantastique non ? A la différence des formations universitaires, les écoles supérieures d’art et de design d’aujourd’hui prolongent cet héritage sensible et intuitif à permettre de construire mentalement des ponts entre les disciplines artistiques, scientifiques et technologiques. Cette situation est précieuse et celle ou celui qui s’y engagé véritablement, avec autant de doutes que de conviction, évoluera différemment en société : pour ma part je continue de faire des rencontres avec des individus que seule cette chose polymorphe que l’on appelle art rend possible.

De mon expérience en tant qu’étudiant, c’est en grande partie ce que j’ai retenu. C’est aussi là que je me suis découvert peintre d’année en année auprès de Joël Kermarrec et Pierre Buraglio. J’ai pu parler avec Hervé Télémaque, Tony Grand ou encore Henri Cueco. La parité était loin d’être en place et les artistes femmes étaient très marginales. Pour les étudiantes, c’était une injustice qui commençait à être ressentie fortement et il a fallu encore quelques années avant que le corps enseignant devienne un tant soit peu représentatif et équitable. J’étais honoré d’avoir présenté mon diplôme de fin d’études face à un jury constitué de 3 femmes, peintres et critiques, dont l’admirable Shirley Jaffé. Ses conseils esthétiques tout comme ceux de Pierre Buraglio auparavant, m’ont convaincu de prolonger le travail que j’entamais dans le champ de l’abstraction.

 

Tu as toujours choisi le champ de l’abstraction pour t’exprimer ou y-a-t-il eu une période plus figurative dans ton travail ?

Mouvements/ styles

Bien que depuis les années 90, la structuration en périodes, en mouvements est moins prégnante, y-a-t-il eu des mouvements artistiques auxquels tu te réfères plus particulièrement ? Peut-on faire, dans ton travail, des ponts avec les abstractions du début du XX siècle et celles,  américaine,  des années 50/ 60. L’abstraction, tout du moins l’art abstrait puisque le concept d’abstraction appartenait déjà au langage philosophique, n’a pas plus d’un siècle. C’est infime au regard de l’histoire et tout autant fulgurant dans ses interprétations modernes et contemporaines et ses multiples expressions. Chez Kandinsky, elle traduit quelque chose de l’émerveillement lorsqu’il semble presque désemparé à la vue d’une aquarelle devenue célèbre et dont il n’avait sans doute pas imaginé qu’elle s’imposerait à lui. « Du spirituel dans l’art » sera son manifeste, celui d’une conception inédite de la peinture, dont ses contemporains tout comme les générations suivantes relaieront l’exigence de la pensée jusqu’à une forme de dogmatisme. L’abstraction fera l’objet de tous les commentaires et de toutes les critiques, et les peintres (Pollock, Newman, Rothko…) ont pris soin de s’expliquer à propos de leurs tableaux qui n’avaient pas toujours bonne presse. Dripping, colored-field, all over… sont quelques-uns des anglicismes qui sont nés outre atlantique, tandis que se développaient d’autres formes, souvent plus construites (suprématisme, constructivisme, art concret…) en Europe, en union soviétique mais aussi en Amérique du Sud. Ce vingtième siècle a été celui d’une expression abstraite inédite, hybride et en perpétuelle évolution.

Cuisine

Est-ce que la photographie, que l’on voit, par alternance, sur tes réseaux sociaux,  a toujours eu une place privilégiée dans ton work in progress ?

De quelle manière, est-ce une « matière » nourrissant ta pratique ?

J’ai toujours aimé la photographie, qu’elle soit expérimentale, documentaire ou plasticienne : celles de Walker Evans, de Saul Leiter, des Becher ou encore de Luidgi Ghirri me viennent à l’esprit pour de multiples raisons. L’épure, la banalité feinte mais aussi l’humanisme qu’elles contiennent : chez ces photographes, pas de grand tirage spectaculaire mais des formats proches de la miniature en peinture, du tableautin, ou encore du livre. Je ne suis pas un spécialiste mais un simple amateur. Beaucoup de peintres l’ont pratiqué « à côté », parfois selon un processus d’abstraction (Ellsworth Kelly), d’expérimentation (Sigmar Polke) ou comme simple « pause » contemplative (Cy Twombly). Je connais de nombreux artistes contemporains qui s’en emparent occasionnellement et il y aurait matière à montrer ces images qui nous accompagnent discrètement. Il y a quelques années en effet je me suis surpris à enregistrer ce que je qualifiais de notes photographiques, exclusivement réalisées avec mon smartphone : je les associais davantage à la pratique du croquis telle que je pouvais en dessiner spontanément, plus jeune, histoire de me « faire la main » en quelque sorte. Mais c’est devenu fréquent, et de plus en plus irrésistible : j’ai ressenti de manière assez prégnante la sensation d’une familiarité avec les sujets, les matières ou les formes que je photographiais, souvent d’assez près. Une part d’énigme aussi qui s’affirme davantage maintenant que je les classe et les répertorie : je les considère comme des déjà vus, non pas pour leur banalité apparente, mais pour ce à quoi elles semblent renvoyer, la forme d’un souvenir, d’un rêve récurrent, éveillé, furtif, étrangement réaliste. Certaines personnes y voient des analogies formelles avec mes tableaux que je me réserve de conceptualiser pour conserver la fraicheur de ce geste mécanique et inattendu que je m’accorde en dehors de l’atelier.


Dessins

Est-ce que tu as une pratique du dessin récurrente qui te permet de nourrir ton travail ?

Si oui, pars tu de la nature, comme Vera Molnar, Ellsworth Kelly ou Wassily Kandinsky ont pu le faire ou, est-ce le monde urbain qui est source de formes, de couleurs, de matérialités,  de compositions ?

Je pense que le motif que j’interroge en priorité, c’est celui du temps, de la temporalité : chacun a une relation intime particulière avec les horloges qui rythment nos vies. Socialement, on s’y soumet individuellement et collectivement, on s’en arrange selon des calendriers contextuels, culturels et économiques : mais la perception initiale que l’on ressent dès l’enfance à cet espace immatériel est aussi complexe que passionnante et vertigineuse. En art, pas de musique sans rythme, silence, ni tempo, pas de film sans montage ni séquence, pas d’écriture ni de récit sans ponctuation. La peinture absorbe en elle-même une somme de durées, couches sur couches, des plus maigres aux plus épaisses : l’étirement d’une ligne, sa course, son amplitude, sa brièveté, qu’elle soit au service de la représentation ou plus simplement d’elle-même, est portée avant tout par le temps que la main lui consacre. C’est ce que me montrent les œuvres qui retiennent mon attention le plus souvent, quelques soient leurs sujets, les images qu’elles contiennent ou ne contiennent pas. Kandinsky, Kelly ou Molnar ressentent cela en artistes abstraits qui sont partis bien souvent d’un motif naturel ou construit bien réel. Paul Klee, en musicien, s’est prononcé davantage sur cette question de la temporalité et du rythme. L’incision de la toile vierge d’un Luciano Fontana résulte d’une sorte de méditation préliminaire de plusieurs heures dont il ne reste que cela : un geste décisif, projeté comme la flèche d’un tireur à l’arc traditionnel. Et celui d’Agnès Martin qui déroule sa ligne, de toile en toile, une vie entière.

 

Est-ce le collage, plutôt pour toi, qui peut être considéré comme une pratique du dessin ?

Par période, tu présentes des dessins picturaux inspirés de la végétation, est-ce des infidélités à l’abstraction ou au contraire des détours nourrissants la suite de tes recherches abstraites ?

Série

Peut-on considérer l’expérience de la conception comme aventureuse, excitante ou perturbante ?

Aventureuse toujours si l’on associe l’aventure à la part d’inconnu qu’elle procure : en ce sens aborder une peinture n’a rien d’un voyage organisé dont j’aurai anticipé toutes les étapes. Il y a une préparation, matérielle et mentale, une préparation telle que pouvait la concevoir John Cage en musique : une disponibilité à forcer le hasard, l’accident et faire avec l’ensemble, progressivement, simultanément. Le choix des couleurs, des supports, des formats, de certaines brosses, certains pinceaux et outils appartient à cette préparation : pour le reste, la mise en œuvre ou encore les processus répondent en priorité aux intuitions que je mobilise, en arpenteur, en sourcier. Les moments de pauses sont fréquents, ils sont parfois provoqués par le doute et peuvent souvent répondre aux règles du « non-agir » que je me donne : ces différentes étapes expliquent les ruptures formelles, segments, tâches, impulsions graphiques, serpentines, plans soignés, ou lignes inachevées qui finissent par cohabiter en surface. C’est bien-sûr excitant et perturbant, très concentré aussi, et je compte souvent sur l’apaisement que l’étape finale me procurera, pourvu que l’aventure ait été bien menée.

Donner à voir / éphémère et durable

Surfaces et territoires

Tu as longtemps pratiqué une expression picturale quasi in situ dans le cadre de très grands formats peints directement sur les murs recevant l’œuvre.

En quoi le lieu pouvait il avoir une incidence sur l’expression picturale que tu pouvais y apposer ?

Que représentait pour toi le fait de s’exprimer par des couleurs et des lignes/ formes sur le territoire d’un mur tout en sachant que l’œuvre serait à plus ou moins longue temporalité, effacée ?

Oui, tu évoques mes improvisations tel que j’ai nommé cette série de dessins muraux que je continue de réaliser selon les occasions qui me sont offertes. A l’origine, c’était précisément un rêve confidentiel que j’ai réalisé dans mon atelier : j’ai laissé de côté mes tableaux en cours, peint un des murs d’un gris neutre et j’y ai développé un tracé libre, à la craie noire, dont j’ai recouvert chacune des lignes d’une reprise au pinceau, épaississant légèrement ce qui semblait n’être qu’une ébauche. Je me souviens que la musique accompagnait cette séance solitaire, celle de Miles Davis et Herbie Hancock (In a silent way). Quel plaisir ! Je revendique ce plaisir au dessin qu’on oublie souvent de rappeler : cet endroit si particulier que contient la vibration et l’étirement d’une ligne, appuyée, tendue, jusqu’à sa fatigue, son abandon. Je n’imaginais pas que cette séance déciderait d’une suite d’œuvres in situ, publiques et éphémères dont la dernière version (Improvisation 11) date de 2019 au Musée d’Art Mderne de la Ville de Cheongju en Corée. 

 Strates ou  « pas »

Si tu envisages ta carrière, considères-tu tes œuvres comme se superposant les unes au dessus des autres, l’ensemble constituant un mur ou les vois tu plutôt comme des «  pas » qui construisent ton chemin de vie ?

De fait, penses tu qu’un artiste progresse constamment ou plutôt qu’il traverse des périodes plus ou moins déterminantes dans son évolution avec des périodes de stagnation, de régression nécessaire à son évolution et que la notion dynamique de progrès n’existe pas en art ?

Progresser comme les pas du marcheur ou encore comme le cycle des marées, inéluctablement : c’est ainsi que je peux reconnaitre la notion de progrès que je n’associe pas à celle de la perfection, de la maitrise technique ou d’une forme d’accomplissement esthétique. Chaque fois je tente de reconnaitre ce que je n’ai pas ressenti ou accueilli précédemment dans mes examens graphiques et picturaux personnels. Chaque fois, je comprends davantage le less is more que déclara l’architecte Mies van der Rohe. C’est un travail de soustraction que l’on inaugure lorsque l’on choisit d’œuvrer en artiste. Tout est déjà là, tout a été fait, défait et refait. Je suis d’une génération qui s’est évertuée à peindre au moment même où la peinture en France était totalement méprisée par la critique et les institutions : les années 90 étaient celles de l’esthétique relationnelle et d’une sorte de mot d’ordre insistant à décourager toute tentative à tendre une toile sur un châssis. Tout avait été fait ? Tout avait été peint ? Oui et non. Je me souviens que l’image du monochrome me venant à l’esprit comme acte picturale ultime, radicale et définitif, m’autoriserait inversement à la concevoir comme une surface en jachère, fertile et agissante. Je continue d’y progresser.

Corridor

Tu as choisis ce titre pour ton exposition à L.A. Galerie, peux tu nous parler du choix de ce mot, assez rarement utilisé comme titre d’exposition ?

Il semblerait que l’architecture du bâtiment où se trouve L.A. Galerie y soit pour quelque chose ?

Tu parles d’architecture dans ton travail, es tu du côté de la volonté de représenter celle-ci où plutôt de faire ressentir au spectateur une ou plusieurs sensation(s) ?

Corridors reprend le titre qui m’est venu à l’esprit lorsque j’entamais une nouvelle série de tableaux il y a quelques mois. Ceux qui sont montrés à L.A Galerie en font partie. Comme souvent ces derniers temps, mots, termes ou expressions accompagnent silencieusement ma pratique : longtemps j’ai choisi d’y être indifférent par simple crainte qu’ils n’orientent trop mes gestes et décident de la forme de mes tableaux et de mes dessins.

Les noms que je donne désormais aux séries que je réalise proviennent d’un murmure, d’un rythme phonique, d’une sorte de ritournelle mentale qui parcourent ma pensée en peignant. Débauche d’ébauches, Mémoires Vives, Météologie, Delta et plus récemment Corridor sont autant de titres que j’ai retenus pour l’archivage et le classement de mes dernières productions. Corridor contient en soi de multiples interprétations : indéniablement il évoque une figure construite, architecturale, un point de fuite, un chemin dont les limites sont indéterminées, un espace clos et ouvert à la fois. La pratique de la coupe et de l’assemblage telle que je l’ai mise en place depuis plusieurs années à travers la série Débauche d’ébauches m’a révélé des géométries involontaires alors que je privilégiais la courbe auparavant. Ma grammaire graphique et chromatique a augmenté, mon rythme à l’atelier, sa vitesse aussi… Le mixage comme on le dit dans le domaine du son, a fait se côtoyer différents éléments sur une même surface et il m’est apparu bien des fois des espaces singuliers, comme l’esquisse ou la ruine d’une architecture probable. Un médiéviste pourrait sans doute y entrevoir des similitudes avec certaines œuvres gravées ; je pense aux jeux de fenêtres et de colonnades que l’on peut voir chez les primitifs flamands et presque toujours chez les peintres du Quattrocento… Il y a certainement des réminiscences lointaines qui opèrent lorsque j’agis : la peinture tout comme le dessin sont irréductibles. En ce sens, et paradoxalement, je dois reconnaitre que si j’exclus toute narration dans mon travail, celui-ci est en effet rempli d’histoires.

La configuration de L.A Galerie a décidé du titre générique de cet accrochage : Corridors. Toutes ces caractéristiques formelles et analogiques que je viens de décrire et qui occupent les peintures que j’y montre, résonnent avec l’idée que je me suis fait de la salle et de son passage vers le réfectoire du lycée. C’est pourquoi, j’invite les visiteurs à y déambuler de long en large, et à faire l’expérience d’une promenade qui sera comme l’aboutissement provisoire et hospitalier de tableaux qui gardent en réserve toute représentation humaine.

 Une parole donnée au monde

On associe le statut d’artiste, à une expression d’un positionnement qui répond aux problématiques de la société, est-ce ton cas ?

Ou en d’autres termes, te considères tu comme un artiste engagé ?

Es-tu plutôt du côté de Matisse qui souhaitait apporter un supplément d’harmonie dans des périodes de profonds bouleversements ou du coté de Picasso qui désirait répondre à la violence du monde par l’hyperactivité et l’expressionisme artistique ?

 

Résister à l’indifférence généralisée, aux douleurs personnelles, à la fatalité et à la banalité sont autant de bonnes raisons de s’emparer d’un crayon, d’un pinceau, d’une caméra ou d’un instrument de musique. Résister à la brutalité et à la violence caractéristiques de notre époque et leur opposer le témoignage artistique d’une énergie positive, d’une endurance à l’épreuve, est un projet ambitieux que le quotidien tente bien souvent de décourager. Si l’engagement est à l’opposé du découragement, alors sans doute que mon entourage me perçoit comme une personne engagée parmi tant d’autres que je reconnais moi-même. Artiste engagé ? Je doute de cette catégorie, comme de nombreuses d’ailleurs. Selon moi, user des troubles et des complexités de notre époque comme d’un sujet à représenter en peinture ne me semble pas être la meilleure voie. Dada est remarquable dans sa Fuite hors du temps (cf : Hugo Ball) lorsque certains poètes, peintres et musiciens choisissent de rejoindre Zurich pour hurler plus fort que les bombes qui s’abattaient sur l’Europe : ce retrait que la morale et la loi martiale qualifiaient de désertion, a participé à rappeler que les artistes n’avaient pas la même conception de la folie que celle qui gagnait les esprits des dominants au mépris des hommes et des femmes de toutes origines. Aussi, alors que les deux guerres mondiales ruinaient tous les espoirs de raison et de reconstruction, Mondrian a établi une œuvre géométrique dont aucune ligne ne tremble. J’y vois une forme d’engagement, de résistance aussi et d’humilité sans doute puisque ce projet n’était conduit que par une intuition et un désir personnel : celui d’une humanité qui trouverait un jour son équilibre. Cette vision avant-gardiste est loin d’être réalisée aujourd’hui. Mais les toiles de Mondrian sont là, sereines, tout comme les peintures de Matisse qui semblent toujours calmes et voluptueuses. Pour ma part, je m’applique à ne pas trembler, tout en courbes.